Henri-Claude Nataf : derviche tourneur du champ magnétique terrestre
Publié par Marion Sabourdy, le 10 septembre 2014 6.2k
Dans le cadre des Fondamentales du CNRS, nous avons demandé à des chercheurs grenoblois ce qu’il reste à découvrir dans leur domaine. Direction le laboratoire ISTerre.
Henri-Claude Nataf est Directeur de recherche CNRS à ISTerre, l'Institut des sciences de la Terre (Université de Grenoble Alpes / CNRS / IRD) (1), au sein de l’équipe Géodynamo. Il interviendra à la Master Classe des Fondamentales du CNRS le vendredi 10 Octobre à 18h30 à l’amphithéâtre Louis Weil.
Echosciences : En quoi consistent vos recherches ?
H.-C. Nataf : Depuis le début de ma carrière, je m’intéresse principalement à ce qui se passe à l’intérieur de la Terre : la circulation de la matière dans le manteau, la tectonique des plaques ou encore la tomographie sismique c’est-à-dire l’imagerie de l’intérieur du manteau. A mon arrivée à Grenoble en 1997 avec des collègues parisiens, nous avons fondé l’équipe Géodynamo, qui s’attache à étudier le champ magnétique terrestre, son origine, son évolution, ainsi que la dynamique du noyau de la Terre (2). Nous sommes maintenant une dizaine de chercheurs et ingénieurs travaillant sur l’origine du champ magnétique de la Terre mais aussi des autres planètes et des étoiles. Nous collaborons avec des chercheurs en mécanique des fluides, en astrophysique et en physique, par exemple nos collègues du Laboratoire des Écoulements Géophysiques et Industriels (LEGI) et ceux de l’Institut de Planétologie et d’Astrophysique de Grenoble (IPAG) [ndlr : comme par exemple Jean Lilensten que nous avons rencontré] au sein de l’OSUG, ou encore ceux du groupe de Dan Lathrop autour de l’expérience dynamo BigSister à l’Université du Maryland.
Que sait-on sur le champ magnétique de la Terre ?
Il est maintenant bien admis que l’explication de l’origine du champ magnétique de la Terre est celle avancée par Sir Joseph Larmor dans un article fondateur de 1919 où il suggère un « effet dynamo » dans le noyau terrestre. Avant cela, les savants ont fait beaucoup d’hypothèses Par exemple, ils ont cru un moment que le noyau de la Terre abritait un immense aimant. Ils ont également recherché l’origine d’éventuels courants électriques – source de champ magnétique – associés à des différences de température.
Larmor a, lui, proposé l’idée qu’un liquide conducteur d’électricité en mouvement soumis à un petit champ magnétique produit un courant électrique. Courant qui va créer un champ magnétique qui renforcera le premier et permettra une croissance puis une stabilisation d’un champ magnétique global. Larmor avait avancé ce mécanisme de dynamo auto-excitée pour expliquer le champ magnétique du Soleil et de la Terre mais il s’avère qu’il est à l’œuvre dans pratiquement tous les corps célestes (planètes, étoiles, galaxies). Il y a donc conversion d’énergie mécanique en énergie magnétique. Les mouvements dans le noyau sont engendrés par la convection thermique.
Ce n’est qu’en 1995 qu’est apparue la première simulation numérique complète d’une dynamo convective pour le noyau terrestre, soulignant au passage le rôle crucial de la rotation de la Terre dans l’organisation des mouvements à l’intérieur du noyau, à l’origine de l’alignement du dipôle magnétique avec l’axe de rotation.
Comment faire pour étudier ce champ magnétique ?
Pour cela, les chercheurs de notre domaine ont recourt à quatre moyens d’investigation complémentaires :
- les observations du champ magnétique : les mesures précises ont débuté dès le 17ème siècle lorsque la connaissance du champ magnétique était un enjeu stratégique ; les observatoires et les satellites assurent aujourd’hui une très bonne couverture. Mais également la mesure du champ fossile enregistré par les roches tout au long de l’histoire de la Terre (paléomagnétisme), sans oublier les observations actuelles des champs magnétiques d’autres planètes et étoiles via des observatoires, des satellites ou des sondes (on a d’ailleurs à chaque fois de belles surprises)
- les simulations numériques : elles ont beaucoup apporté mais elles restent encore limitées. Les ordinateurs de demain et même d’après-demain ne permettront pas encore d’atteindre les conditions du noyau terrestre.
- l’expérimentation : les expériences de laboratoire apportent un éclairage complémentaire et permettent d’atteindre des régimes inaccessibles aux simulations. Même après le succès des dynamos expérimentales de Riga et de Karlsruhe en 2000, obtenir en laboratoire l’effet dynamo reste un challenge
- la théorie, indispensable pour relier observations, simulations et expériences, et faire émerger de nouvelles pistes.
A Grenoble, nous avons la chance de couvrir ces quatre volets, ce qui ne nous empêche pas de collaborer avec d’autres équipes ou de coupler plusieurs volets. Pour ma part, je m’occupe plutôt de l’expérimental. Dans un petit bâtiment séparé des bureaux d’ISTerre, nous menons une expérience avec une machine qui contient 50 litres de sodium liquide dans laquelle on étudie l’interaction entre l’écoulement du fluide et un champ magnétique créé par un aimant [ndlr : l’expérience s’appelle DTS pour « Derviche Tourneur Sodium », du nom de ces « moines » soufistes]. Ces phénomènes ne sont pas extravagants mais ils restent difficiles à appréhender car l’effet dynamo est absent de notre environnement quotidien et même industriel.
Que reste-t-il à découvrir dans votre domaine ?
Dans notre domaine, nous n’avons pas recourt à la mécanique quantique ou à la relativité. Nous travaillons sur un problème « classique » de mécanique des fluides dont les équations de base sont bien connues. Mais classique ne veut pas dire simple. En effet, nous butons sur l’extraordinaire complexité des écoulements turbulents, qui constitue à elle seule un énorme domaine de recherche. Pensez par exemple au vol des avions, à la dynamique de l’atmosphère, etc. Dans le noyau terrestre, la turbulence d’un fluide en rotation en présence d’un fort champ magnétique – que dans notre jargon nous appelons « turbulence magnétohydrodynamique » - est encore largement inexplorée.
Par ailleurs, nous connaissons encore très mal l’intérieur de notre propre planète. En effet, il est difficile de voir à 6 400 km de profondeur ! On a une vision partielle de ce qui se passe sous nos pieds, notamment grâce aux ondes sismiques. En revanche, on arrive maintenant à étudier les propriétés des matériaux dans les conditions de pression et de température qui règnent au cœur de la Terre, ce qu’on ne savait pas faire il y a 20 ans. Pour résumer, nous aimerions bien exploiter les observations très riches du champ magnétique de la Terre pour découvrir les mécanismes fondamentaux qui contrôlent le fonctionnement des dynamos des planètes mais aussi des étoiles et des galaxies.
Avez-vous des exemples de pistes de recherche étonnantes ?
Oui ! J’en ai notamment deux en tête. Le premier concerne la conversion d’énergie cinétique en énergie magnétique, qui est au cœur du phénomène dynamo. Nous observons que pour la Terre, l’énergie magnétique est 10 000 fois plus grande que l’énergie cinétique des mouvements de grande échelle que nous arrivons à observer. Cela paraît totalement paradoxal et les simulations numériques n’arrivent pas à reproduire un tel rapport. Comment arrive-t-on à avoir autant d’énergie magnétique ?
Le deuxième exemple concerne la graine, c’est-à-dire la partie solide à l’intérieur du noyau, qui est composée de fer cristallisé sous l’effet de la pression. La graine représente un tiers du rayon du noyau et cristallise suite au refroidissement du noyau (environ une centaine de degrés par milliards d’années). La cristallisation relâche de la chaleur, ce qui rend la convection vigoureuse et favorise l’apparition du champ magnétique. On sait par ailleurs que la graine n’est pas plus vieille qu’un milliard d’année et pourtant, la Terre avait un champ magnétique aussi fort que maintenant avant l’apparition de la graine. Bref, on a un problème d’énergie quelque part…
On parle souvent d’inversion du champ magnétique terrestre. Que se passerait-il si cela arrivait demain ?
Il faut déjà savoir que le champ magnétique s’est très souvent inversé dans l’histoire de notre planète et même pendant des périodes où l’homme était sur Terre. On le sait grâce aux apports du paléomagnétisme. Dans les périodes récentes, il y a plus d’une inversion par million d’années. Ce n’est pas un phénomène étonnant, même si on ne sait pas encore ce qui entraîne le passage d’une polarité à l’autre.
Si une inversion devait avoir lieu, il n’y aurait pas de conséquence dramatique pour la vie sur Terre et pour nous-mêmes en tant qu’espèce. En revanche, pour nos sociétés industrielles, cela pourrait avoir des conséquences néfastes car le champ magnétique agit comme un bouclier naturel contre le vent solaire. Si les particules de ce vent n’étaient plus déviées, on verrait des aurores polaires tout autour de la Terre et nos avions et satellites seraient fortement affectés, tout comme les câbles électriques ou les pipe-lines. Mais le champ magnétique ne s’inverse pas d’un coup. Il décroit d’abord, ce qui nous laisserait le temps de nous préparer.
Comment qualifieriez-vous le métier de chercheur ?
C’est un métier fantastique. Ce qui m’intéresse, notamment quand je lis la science de mes collègues dans des magazines de vulgarisation scientifique, c’est l’avancée permanente des connaissances, la découverte de choses qu’on ne connaissait pas. Au quotidien, malheureusement, on n’a pas une idée géniale tous les jours, il faut savoir rester humble, mais parfois, lors d’une expérience ou en traitant des observations, vous voyez apparaître des choses que personne n’a jamais vues avant vous ! J’apprécie le fait d’être en contact avec des étudiants, des enseignants du secondaire et proposer à ce public un peu de cience en marche. Après, le système peut aussi contribuer à stresser certains, notamment les jeunes chercheurs soumis à la pression des premières publications. Mais globalement c’est un métier assez génial que je recommande volontiers, et qui doit avoir toute sa place dans la société.
Etes-vous investi dans des actions de vulgarisation ?
L’OSUG, que j’ai dirigé pendant 4 ans, met énormément l’accent sur la communication et la vulgarisation scientifique. Nos disciplines se portent bien à une large diffusion car elles rencontrent l’intérêt des gens au quotidien. Je ne suis pas un spécialiste de la diffusion auprès du grand public mais il m’arrive de rédiger des articles ou des chapitres de livres à l’intention de non-spécialistes. Les derniers en date sont un bilan sur l’énergie disponible à l’intérieur de la Terre pour un livre du CNRS et un article à destination de physiciens. Cette année, je vais également devenir référent scientifique des Tribulations savantes, un très bel événement créé et organisé chaque année par les doctorants de l’OSUG [ndlr : lire l’article de Farouk Abdou à ce sujet]. Nous pouvons également présenter des expériences assez visuelles comme celles que nous préparons avec nos collègues du LEGI sur la plateforme pédagogique des fluides en rotation. Enfin, un de nos projets actuels est d’enrichir les pages Wikipédia dans les domaines de compétence de l’OSUG. Nous commençons par le noyau et le magnétisme terrestre !
>> Notes :
- ISTerre fait partie de l’Observatoire des Sciences de l’Univers de Grenoble (OSUG). Il compte 9 équipes (dont Géodynamo) qui étudient la physique et la chimie de la planète Terre. En couplant observations des objets naturels, expérimentations et modélisations des phénomènes complexes, l’institut étudie les grands systèmes - lithosphère, manteau et noyau terrestre - et processus actifs : sismique, volcanisme, géodynamo, formation des chaines de montagnes, érosion… (source : OSUG)
- Henri-Claude Nataf pilote notamment l’expérience DTS (Derviche Tourneur Sodium) pour explorer le régime magnétostrophique (équilibre entre forces de Coriolis et forces de Laplace) attendu dans les noyaux planétaires (source : site des Fondamentales du CNRS)
>> Pour aller plus loin : L’équipe Géodynamo sur CNRS images
>> Crédits : NASA Goddard Space Flight Center (Flickr, licence cc), Fondamentales du CNRS, Marion Sabourdy, CharlesC (Wikimedia commons), Marion Sabourdy, CTBTO Preparatory Commission, NASA, NASA's Solar Dynamics Observatory (Flickr, licence cc)