Hakanaï, une danse incarnée de l'évanescence
Publié par Christiane Dampne, le 28 janvier 2013 4k
Hakanaï s'inscrit à la frontière des arts numériques, plastiques et chorégraphiques et nous invite à un voyage onirique grâce à la belle présence de la danseuse Akiko Kajihara. La sensibilité de l'instant n'est jamais sacrifiée sur l'autel de la technique.
Troubadour des temps numériques, Adrien Mondot a élargi sa palette artistique avec l'apport de la plasticienne Claire Bardainne [ndlr : voir leur site internet]. Ensemble ils ont créé l’exposition XYZT Les Paysages abstraits au CCSTI dans le cadre des Rencontres-i, Biennale Arts-Sciences à l’automne 2011. Une exposition interactive mettant en jeu le corps du visiteur sur le fil poétique de l'évanescence. Le parcours se terminait par un module contemplatif sous la forme d'un espace cubique en tulle blanc avec un dispositif de quatre vidéos synchronisées.
L’installation plastique libérait l’image de son écran et donnait à sentir la présence des mouvements de l'air grâce à la projection de lettres mouvantes dans les six directions. Elle rendait ainsi visible l'invisible en offrant un bain immersif au visiteur. « Lors de l’inauguration, nous rêvions de la voir habiter par une danseuse », confient les artistes. Un an plus tard, le rêve est devenu réalité au salon Experimenta 2012 avec une étape de travail d’Hakanaï. Une performance chorégraphique d’Akiko Kajihara nourrie par trois restitutions publiques. La version aboutie germera en novembre 2013 à Lyon dans le cadre du festival Micro Mondes.
Polysémie linguistique, spatiale et chorégraphique
Hakanaï, le nom même suscite notre imaginaire. Polysémique, le terme japonais renvoie à ce qui est fragile, évanescent, transitoire, entre le rêve et la réalité : « Il n'y a pas d'équivalent en français, souligne Claire Bardainne. Il définit ce qui est impermanent et ne dure pas. Il évoque une matière insaisissable associée à notre condition humaine précaire et fugace, associée aussi à la nature changeante. » Ce terme synthétise le travail même des partitions numériques de la compagnie sans cesse mouvantes.
À l'origine donc du projet, un mot et l'envie de proposer l’installation à une danseuse comme nouvel espace de jeu. Comment Akiko habite t-elle ce mot et quel voyage nous offre t-elle dans ce cube ? Elle démarre au sol en position fœtale pour terminer debout dans une ascension virevoltante, tel un derviche tourneur au féminin. Elle entame sa performance par des gestes autocentrés, témoin d’une intériorité avant de gagner progressivement en amplitude gestuelle, ouverte au monde.
À la polysémie linguistique correspond la polysémie de la boîte en tulle qui peut être tour à tour chambre, cage, ou espace intérieur, un songe sorti de soi. Les multiples lectures de la performance elle-même font aussi écho. Nous l'avons perçue comme un condensé des âges de la vie, du bébé à la femme épanouie en passant par la petite fille espiègle qui chantonne et court après une étoile filante aussi malicieuse qu'elle. « Je vis ma danse comme trois haïkus, cette forme poétique qui dit l'essentiel en peu de mots », révèle Akiko.
Une triple partition chorégraphique, numérique et musicale
Ses deux partenaires de jeu - musique et image virtuelle créées en direct – l’accompagnent dans son cheminement. « C'était important de donner un contrepoint à la musique électronique par des instruments à cordes pour apporter de la corporéité », explique le musicien Christophe Sartori. À la guitare s'ajoutent le son aigrelet du pipa (luth chinois) et la légèreté de l’ukulélé.
Aux manettes du logiciel eMotion, Adrien et Claire composent leur environnement fluctuant en sculptant des formes simples et abstraites en noir et blanc, support à une évocation figurative des éléments naturels : la pluie, une étoile filante… Ils sollicitent d’autre part notre cognition inconsciente du mouvement pour mieux tromper nos sens et nous embarquer dans leur univers : un point qui ondule dans l'air comme une feuille morte, des lignes formant des cratères dans un relief lunaire...
Et, lorsqu'un corps interagit avec la partition numérique, les artistes travaillent la synchronicité entre réel et virtuel pour dissoudre la frontière qui les sépare : un bond au-dessus d'un trou projeté au sol, une main tentant d'attraper un essaim de lumière, le souffle déclenchant l'envol d'une étoffe de points. « Par la rencontre du geste et de l'image se contaminent deux mondes, faisant naître un troisième espace inattendu, situé à la frange de l'imaginaire et du réel, lieu de nouveaux possibles et détenteur d'une forte charge onirique symbolique », commente Adrien Mondot.
Affranchissement
Dans ses spectacles précédents, la compagnie a beaucoup travaillé la coïncidence entre mouvement du corps et image virtuelle. Avec Hakanaï, elle s’émancipe du rapport de manipulation : corps provoquant un changement de matière et corps réactif au dispositif visuel. Loin du catalogue des effets, cet affranchissement laisse davantage place à la danse. « Nous ne sommes pas dans un rapport de fascination à la technique, affirme Claire. » « Cette performance m'interroge sur la manière de coexister avec ce partenaire virtuel sans être noyée dans de belles images, confie Akiko. C'est un vrai challenge pour moi ! Je suis faite de chair et d'os et joue avec cette matière changeante qui me traverse. Contrairement à un partenaire réel, je suis délestée de son poids et vis ce rapport comme un monologue décuplé qui m'emmène plus loin qu'un simple solo. » Danseuse hors pair, Akiko Kajihara donne vie à ce module en développant un langage sans ornement. Sa présence brute tout en finesse est au cœur de la performance jouée à trois.
Cette nouvelle création incarne les axes de recherche de la compagnie, évitant l'écueil d'un corps perdu dans un feu d'artifice d'images. Placés autour de la boîte, nous sommes immergés dans les projections visuelles qui irriguent l’espace, à deux pas de la danseuse, elle-même support de projection. Hakanaï nous offre une aventure sensible où son, geste et image entrent en résonance comme support à l'imaginaire de chacun. Une balade à travers les âges au bord des nuages...
>> Illustrations : Laurence Fragnol pour l'HEXAGONE - Scène nationale de Meylan (Flickr, DR)