Fabienne Verdier, ou la peinture au cœur du mouvement

Publié par Joel Chevrier, le 21 mai 2018   7k

Exploratrice du tracé et du mouvement, l'artiste illustre l'affiche du tournoi de Roland Garros, qui débute aujourd'hui.

Ce jour-là, je prépare les étudiants à un atelier au cours duquel nous allons explorer le mouvement et les gestes, par l’intermédiaire des capteurs des Smartphones disponibles sur toute la terre. Pour la plupart, les étudiants ne sont pas des scientifiques. À la fin du cours, une étudiante en design me dit :

Vous devriez regarder l’œuvre de Fabienne Verdier. Certains de ses tableaux résonnent avec votre propos, je crois.

Je n’ai jamais entendu parler de Fabienne Verdier, j’oublie ce conseil. Deux jours plus tard, je reçois un mail. Objet : « Fabienne Verdier ». Dans le mail, l’image ci-dessus.

Je reste interdit. La reproduction sur l’écran ne rend sûrement pas justice au tableau réel en grand format. Mais je le sens immédiatement : cette artiste va me conduire à revisiter mes représentations du mouvement. Dans ses toiles, le trait représente des éléments essentiels, épurés, simples du mouvement, proches de ceux avec lesquels je joue dans la physique newtonienne quand j’enseigne ces fondamentaux.

Fabienne Verdier a été étudiante en art pendant 10 ans en Chine dans les années 80. Je suis professeur invité à l’Université Tsinghua, et j’adore travailler avec les étudiants chinois dans des ateliers. Mais les quelques semaines passées à Shenzhen me permettent seulement – au mieux – de mesurer la difficulté à saisir l’enracinement de son travail dans la culture chinoise. Pourtant, quand je contemple ses œuvres, elle me semble développer, à partir de cette histoire, par sa propre créativité, une vision du mouvement qui touche à l’universel.

J’essaie donc ici de comprendre en professeur de physique pourquoi je me sens dans une proximité immédiate avec ses œuvres, alors qu’a priori, tout nous sépare.


Le mouvement par le trait

Le corps de l’artiste dessine des traces, en marchant sur les grandes surfaces qui lui servent de supports. Au commencement est donc le trait. Fin ou épais. Épuré ou tourmenté. Dans une interview, elle souligne :

Je travaille depuis 30 ans cette énergie de matière dans l’espace qui est cet unique trait de pinceau.

Les toiles en très grand format sont aussi là pour permettre une réelle immersion du regardeur dans le tableau.


Saisir le mouvement, comme dans cette affiche pour le tournoi de Roland Garros 2018

Aujourd’hui, on enseigne encore souvent la physique du mouvement avec une craie et un grand tableau noir. Chercher à représenter le mouvement par des traits est une évidence pour un physicien. Par exemple, quand, au début du XXe siècle, Jean Perrin observe le mouvement permanent et désordonné de microparticules dans l’eau sous l’effet de l’agitation thermique – (le mouvement brownien) – il le représente par des lignes brisées sur du papier, tout en sachant que ces lignes ne représentent pas la trajectoire de la microparticule qu’il observe au microscope – c’est une convention destinée à faciliter la compréhension.

Reproduction d'un dessin de Jean Perrin dans Mouvement brownien et réalité moléculaire. Sont représentées ici trois trajectoires apparentes de particules de mastic d'environ 1 µm de diamètre. Les positions successives des particules, pointées toutes les 30 secondes, sont reliées par des segments.

En cinématique, la ligne est l’outil de représentation du mouvement d’un point qui se déplace dans l’espace. Les coordonnées cartésiennes du point en mouvement sont : x(t), y(t) et z(t). Leur connaissance en tout point de la trajectoire et en fonction du temps est une description complète du mouvement, dans le cadre de la physique newtonienne. On peut combiner à l’infini des mouvements du point, de gauche à droite, d’avant en arrière, de haut en bas et leurs symétriques. Comme le font les joueurs de tennis avec la balle, qu’ils font de plus tourner sur elle même, ou pas.

Ay en fonction de ax

On fait tourner un smartphone tenu par la main au bout du bras. Sa trajectoire est proche du cercle. Ci-dessus, c’est ici l’image sans aucun traitement des données acquises par son microaccéléromètre au cours de ce mouvement : ay versus ax. Reproduire par le calcul la forme générale de cette trace est un exercice de licence, disons, d’un bon niveau.

Finalement, j’enseigne aussi ces éléments du mouvement identifiés par l’artiste et sur la base desquelles elle nous propose de regarder le mouvement du monde avec une attention renouvelée. C’est ce qui m’intéresse.

Un langage abstrait autour d’un mouvement

« Je voulais créer un langage abstrait autour d’un mouvement constant, autour de l’énergie de la vie. » dit Fabienne Verdier.

Les fondamentaux de la représentation du mouvement, dans ses tableaux, nous font vivre sur une surface le mouvement du monde à travers celui de son corps. Son travail avec les musiciens de la Julliard School de New York la rapproche encore de cette réalité première : la représentation du mouvement, c’est bien plus que la photo d’une trajectoire figée. Pour le scientifique, connaître le mouvement, c’est avoir la position à tout instant, c’est-à-dire quelque chose comme le film entier. Et c’est pourtant bien la production de traces singulières du mouvement sur une toile qu’elle explore pour nous donner, au-delà de toute figuration, cet élan du mouvement en un trait immobile. À cet égard, l’affiche de Roland Garros est particulièrement réussie.

Le cercle

Pneuma I, 2016, peinture acrylique et techniques mixtes

Il y a la courbure des lignes dans le plan. Courbure constante des cercles incomplets ci-dessus. Des courbures variables ci-dessous.

La ligne droite

La simple ligne droite permet de souligner – comme avec les cercles incomplets – cette évidence : tous les mouvements autour de nous ont un début et une fin.

Fabienne Verdier et les maîtres flamands : notes et carnets, 2013 publié par Albin Michel.

Le mouvement périodique

Pour supprimer le démarrage et l’arrêt, le début et la fin, il y a les allers-retours. Le mouvement périodique. Le pendule oscillant. L’illusion de la permanence.

Fabienne Verdier, soundscapes. Ici des aller-retour verticaux se combinent à un déplacement horizontal d’un coté à l’autre.

Du petit dans le grand. Et inversement ?

Dans les images des tableaux ci-dessus, le trait est complexe. Il va largement au-delà d’un tracé idéal. La simple ligne droite verticale est épaisse. Son début est arrondi. Sa fin s’étale. Des taches et des traits fins désordonnés tournent autour.

Toujours dans la même interview, Fabienne Verdier dit sa fascination pour les fractales introduites et popularisées par Benoît Mandelbrot.

Le triangle de Sierpiński est une fractale, du nom de Wacław Sierpiński.

C’est toujours étonnant, mais si un motif se répète en lui même indéfiniment, on peut se perdre en lui et c’est indifférent car il est le même à toutes les échelles. La question du mouvement à différentes échelles est fondamentale en mathématique, en physique, en mécanique… Elle a été longuement questionnée par Jean Perrin au début du XXᵉ siècle. Fabienne Verdier retrouve ici la nécessité de jouer par le trait avec des mouvements qui gardent leurs caractéristiques essentielles à différentes échelles.

Point de rebroussement

Elle ajoute le changement de direction sur place par une rotation en un point : en clair, elle tourne autour de sa brosse grâce au guidon. Elle avance tout en brisant la trace laissée derrière elle par cette énorme brosse sur ces grands formats posés au sol. C’est là un effet induit par son dialogue avec la gravité terrestre : pour manipuler cette brosse devenue très lourde, elle la soutient par un câble et lui attache un guidon de vélo. Elle peut alors changer de direction en la faisant tourner sur elle-même en un point autour de la verticale.

Un physicien regarde Fabienne Verdier

The ConversationLigne droite avec son point départ et son arrêt, répétition à l’infini grâce aux allers et retours, courbure de cette même ligne, puis rotation et changement d’échelle. En physicien, j’y vois les éléments qui permettent de déployer un « langage abstrait autour d’un mouvement constant… ». La combinaison à l’infini de ces éléments est d’une richesse immense et nous invite à porter une attention renouvelée à nos mouvements et au monde qui bouge autour de nous.

Fabienne Verdier, Mutations, 2016. Inès Dieleman


Source : La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Image de présentation: Fabienne Verdier, Polyptique, Trois cerclesBlog Ecriture en chantier