Expédition Icewaveguide au Svalbard : à l'écoute des murmures de la banquise arctique

Publié par Eric Larose, le 5 mars 2019   7k

Les murmures de la banquise vont-ils nous permettre de mieux prédire son évolution au pole nord?

- Lundi 18 février 2019 -

 La banquise est en train de disparaitre avec le réchauffement climatique, et si la tendance est claire sur les dernières décennies, les scientifiques s'interrogent encore sur la vitesse de cette disparition, qui semble beaucoup plus importante que les modèles ne le prédisent.

Pour mieux évaluer la qualité de la glace polaire (son épaisseur, son degré de fracturation), une équipe de scientifique d' ISTerre dirigée par Ludovic Moreau mène une expédition de reconnaissance et de test en février et mars 2019. Objectif : écouter les vibrations naturelles de la banquise pour en déduire ses caractéristiques mécaniques (épaisseur, solidité…).

Un lac gelé dans le Jura Suisse : l'épaisseur de la glace et les changements météo ne permettent pas de garantir une écoute des vibrations pendant un mois. Photo E. Larose.


Des premiers tests ont été réalisés en janvier sur un lac gelé du Jura, mais dans les Alpes européennes la qualité de la glace évolue très vite avec la météo locale, et en général la glace disparait rapidement sous les importantes chutes de neige. Des conditions qui ne permettent pas de réaliser l'expérience de référence pensée par Ludovic Moreau.

Forage superficiel de la glace pour positionner un capteur sismologique. Jura Suisse. Photo E. Larose.


Pour accéder à une glace de bonne qualité, un site pilote a été identifié au Svalbard, à 78° de latitude nord, au plus proche de la banquise arctique. 250 capteurs sismiques (sismomètres) seront installés pendant un mois pour enregistrer les vibrations et murmures de cette petite banquise éphémère (elle ne se forme que quelques mois par an) dans le fjord de Sveagruva.

Si l'expérience réussit, elle pourrait être transposée à une échelle plus grande sur la banquise de mer, directement au pole nord. Et permettre de mieux prédire la disparition progressive de la banquise arctique.

 

Le Svalbard est l'archipel la plus au nord de l'Europe, dernier morceau de Terre avant l'océan arctique et le pole nord. L'archipel est co-administré par la Norvège et par la Russie.    

 

(sur)vivre dans la ville la plus au nord de la planète…

- Dimanche 24 février 2019 -

 L’équipe est arrivée au complet à Longyearbyen, la principale ville du Svalbard (sur l’ile du Spitzberg) à 78° de latitude nord. Inutile de chercher une ville plus an nord, vous ne trouverez pas.

 

Arrivée au Svalbard... Terre de neige et de glace. Température moyenne en février-mars : -20°C.

Ludovic et Pierre, arrivés deux jours en avance, ont bénéficié d’une formation accélérée pour faire face aux conditions de survie un peu « spéciales » dans cette région si proche du pole nord. Ils ont été rejoints par Ildut et Benjamin, les deux ingénieurs, ainsi que par Eric et Dan (américain spécialiste des déploiements de réseaux de capteurs sismologiques) et enfin de Lionel et Marc (journaliste et cadreur/réalisateur).  L’équipe prépare ce soir le « raid » qui va les emmener à 60 km plus à l’est, dans le fjord de Sveagruva où est prévue l’expérience scientifique. Une première journée avec toute l’équipe pour faire aussi le point sur l’essentiel : avant de vivre une aventure scientifique, il va d’abord falloir s’adapter aux conditions pour… survivre.

 

Météo : Chacun peut s’attendre à un environnement froid et enneigé, rien d’étonnant en principe à devoir faire face au froid. En pratique, les changements de météo sont rapides et la température passe de 0°C à -20°C dans le courant de la journée. Si ces conditions n’empêchent pas le travail « normal » de l’équipe, une baisse à -40°C dans un grand vent rendrait les choses beaucoup plus difficiles. L ‘équipe est donc équipée d’une combinaison intégrale de grand froid et de sur-chaussures pour faire face à toutes les conditions. Une ambiance de … cosmonautes donc…

Une petite fontaine... de glace dans Longyearbyen. Photo L. Moreau.    

Sécurité : l’ours polaire, symbole de l’arctique, est un animal aussi fascinant que dangereux. Ce super-prédateur n’ayant aucun prédateur direct, n’a pas appris à se méfier des humains qu’il considère, au mieux comme une curiosité attrayante, au pire comme un repas opportun. En cas de rencontre, la première action consiste à effrayer l’animal pour le faire fuir. Si l’animal se rapproche plus, l’équipe n’aura pas d’autre choix que de tirer… Une perspective bien peu sympathique, certes, mais indispensable pour survivre. L’apprentissage du maniement des carabines et des précautions de sécurités associées est donc une première étape.

Formation au tir à la carabine, et protocole de sécurité, à Longyearbyen. Un passage obligé avant de pénétrer le royaume des ours polaires. Photo L. Moreau.

Logement, alimentation : c’est le « bon » coté du Svalbard. Longtemps (sur) exploité pour le charbon, l’ile est parcourue de galerie de mines et la plupart des villages sont situées à leurs entrées. De nombreux logements de mineurs sont progressivement transformés en hôtel pour accueillir les touristes et les scientifiques. Pas de souci, donc, pour se loger au chaud.


Se déplacer : 60 km sépare la ville principale Longyearbyen du fjord où l’expérience scientifique va être réalisée. Meilleurs compromis entre temps de transport, le cout et l’impact environnemental, la motoneige est le moyen de transport le plus utilisé en période hivernale. Sa conduite fait partie de l’expérience à vivre sur place. Le transit prévu lundi 25 février… à suivre !

 

 

A la lumière du bout du monde…

-Lundi 25 février -

Ce est marqué par l’entrée réelle dans le monde polaire. Les motoneiges qui transportent à la fois les personnes et une partie du matériel sur les traineaux permettent à l’équipe de parcourir les 60 km qui séparent le fjord de Longyearbyen du fjord de Sveagruva. Au programme : deux cols à franchir, dans une lumière aussi belle que la température est saisissante.

Le raid à motoneige de 60 km entre Longyearbyen et Sveagruva, dans des lumières de bout du monde...   Photo E. Larose et M. De Langenhagen.


Sveagruva est un village-dortoir attaché à un réseau de mines, toutes à l’arrêt ou en cours de démantèlement. Les logements de mineurs sont progressivement déconstruits ou transformés pour accueillir les scientifiques (parfois) et les touristes (plus souvent). Attention, on est loin des fréquentations estivales sur la cote d’azur : une trentaine de touristes par jour environ.

Vestiges des anciennes mines de charbon à Sveagruva. Photos E. Larose.


Au travail !

- Mardi 26 et mercredi 27 février -

Première rencontre avec le lac gelé et installation des 250 capteurs sismologiques sur la glace. L’équipe un peu inquiète découvre que la neige a largement recouvert le lac gelé… heureusement sur une couche qui se limite à environ 30 cm d’épaisseur. Assez peu pour permettre de creuser et placer les capteurs directement dans la glace. Premier grand moment de bonheur à découvrir le lieu convoité par Ludovic depuis deux ans… 

On creuse la neige pour trouver la glace et y placer un capteur. Photo E. Larose.


L’équipe au complet se met donc au travail pour tracer au sol la géométrie du réseau de capteurs à l’aide de cordeau de maçon et de décamètres. Les méthodes les plus rustiques sont souvent les plus fiables ! Toute la valeur scientifique de l’expérience réside dans la géométrie du réseau et la précision avec laquelle les capteurs sont positionnés. En effet, la technique de Ludovic pour analyser les vibrations de la glace est basée sur l’analyse des enregistrements à la fois dans le temps (la durée des enregistrements) et dans l’espace (comparaison de plusieurs capteurs contigus). Il forme ainsi une « antenne » de 250 capteurs répartis sur un quadrillage régulier. 

Positionnement des capteurs dans un réseau carré semblable à un échiquier. Photo M. de Langenhagen.

Après 48 h de travail bien optimisé, dans une lumière de bout du monde (et parfois dans un vent bien rafraichissant), l’expérience entre donc dans sa phase opérationnelle de collecte de données. Les 250 « oreilles » sont à l’écoute des murmures de cette petite banquise. Le chant de la glace que l’équipe va pouvoir écouter livrera-t-elle ses secrets ? L’impatience des scientifiques à découvrir les premiers enregistrements est immense… En attendant, un coup d’œil aux paysages alentours permet de détourner un peu l’attention, la beauté des lieux est stupéfiante. C’est grandiose !

  

 

Dernière journée sur le lac gelé… et premiers résultats.

-Jeudi 28 février et vendredi 1er mars-

Passage de la moraine et arrivée sur le lac gelé, jeudi 28 février. Photo M. De Langenhagen.

Plusieurs tests ont été réalisés afin de vérifier la performance du réseau de 250 capteurs sismologiques. Première étape : une chute d’objet sur le sol (pardon, sur la glace) simule une source impulsionnelle de vibration qui va se propager vers l’ensemble des capteurs. Une manipulation assez simple et sommaire, et pourtant au combien précieuse pour valider les hypothèses de base de Ludovic Moreau. Eureka ! L’équipe observe bien la propagation d’une impulsion qui s’étale progressivement dans le temps : les fréquences les plus élevées (les plus aigues) se propagent plus vite et arrivent avant les basses fréquences (les graves) plus lentes. Un phénomène de « dispersion » propre aux guides d’ondes tels que les vibrations dans les plaques de métal ou… de glace. Une propriété qui va permettre de déduire, notamment, l’épaisseur de la glace et sa dureté. C’est le cœur du projet de Ludovic qui tout d’un coup se matérialise sous les yeux de l’équipe. Yes !

Enregistrement d'un impact sur la glace à 50m du capteur. Les vibrations hautes fréquences arrivent avant les vibrations basses fréquences (dispersion). Illustration E. Larose et L. Moreau.

La deuxième étape a consisté à générer autours du réseau des sources de bruit. Assez facile à réaliser : l’équipe tape du pied ou roule en scooter des neiges autour du réseau. Ce bruit « artificiel » et un bruit idéal, qui va permettre un étalonnage du protocole de traitement des données.

 

Jeudi a aussi été l’occasion pour l’équipe « tournage » d’aller rendre visite à l’un des glaciers qui se jette directement dans le lac, le Paula Breen. Ce monstre qui produit tant et tant d’icebergs l’été, en s’effondrant progressivement dans le fjord, est comme figé l’hiver. Le fjord gelé permet d’accéder au pied des falaises de glaces aux couleurs alternant le bleu profond, le blanc et le noir des dépôts d’érosion. La glace très froide fige et casse comme du verre… donnant à la falaise un aspect marbré inimitable.

Eric Larose et sa guide Laura, les pieds sur la banquise devant le front du glacier Paula Breen.   Photo M. De Langenhagen. 


Deux journées de travail récompensées par de superbes aurores boréales. Les journées sont longues, les nuits sont courtes ! 

Aurore Boréale au-dessus de Svea. Photo E. Larose


A l'écoute des murmures de la banquise pendant un mois

- samedi 2 mars-

Au départ de l’équipe, le réseau entre dans une nouvelle phase de collecte de données  qui se rapproche maintenant vraiment de la configuration de la banquise arctique : c’est le bruit de fond naturel et continue qui va être enregistré pendant 3 semaines. Ces vibrations, qui viennent d’un peu partout autour de la Terre et qui ont des origines très diverses (activité humaine à grande distance, houle océanique, craques de la banquise etc…) vont permettre de définir en 3D la structure de la couche de glace dans le lac, entre chacun des 250 capteurs pris deux à deux. Une méthodologie « passive » qui n’utilise donc pas de sources artificielles localement, et qui est donc susceptible d’être déployée sur la banquise à grande échelle… dans quelques années. C’est le pari de Ludovic : démontrer aujourd’hui avec l’expérience Icewaveguide que sa technique de mesure et caractérisation de la glace pourra dans quelques années être appliquée à la banquise sur l’océan arctique juste plus au nord du Svalbard… pour mieux prédire sa disparition progressive qui paraît, hélas, inéluctable avec le réchauffement climatique.

 

L’équipe d’installation de l’expérience laisse donc la place à la nature. Puis une nouvelle équipe va revenir dans trois semaines pour retirer un à un l’ensemble des capteurs et laisser le lac exactement dans l’état dans lequel il a été trouvé au début de l’expédition. Les données de chaque capteur seront alors téléchargées, transférées, stockées, et traitées à Grenoble. 3 semaines de collectes de données qui vont donner 3 ans de travail aux chercheuses et aux chercheurs !

 

L'équipe de la première mission au Svalbard. En haut de gauche à droite : Ildut Pondaven (Ingénieur), Lionel Cariou (journaliste/réalisateur), Ludovic Moreau (chef de projet), Dan Hollis (expert sismologue); En bas de gauche à droite : Benjamin Vial (ingénieur), Pierre Boué (chercheur), Marc De Langenhagen (cadreur/réalisateur), Eric Larose (chercheur/réalisateur).


L’expérience a été menée dans le cadre de l'ANR ICEWAVEGUIDE avec le soutien de l'IPEV (plus d'info sur le site de l'Observatoire de Grenoble). Un documentaire de 52 minutes va être réalisé sur l'expédition et le Svalbard (RIDDIM production), diffusion prévue en mai 2019 sur Montblanc Live TV.

Souvenir de tournage... et impatience de finaliser le film ! Photo M. De Langenhagen.