"Essere vento" de Giuseppe Penone : quand l’art et la science s’entremêlent
Publié par Joel Chevrier, le 13 décembre 2017 3.3k
« Vous êtes physicien ? » me demande Giuseppe Penone lors du vernissage de son exposition au Musée de Grenoble en novembre 2014. Un peu surpris, je réponds : « Oui, professeur de physique à l’université et chercheur en nanotechnologies. » Il me demande ensuite : « Vous pourriez sculpter un grain de sable ? »
Essere fiume
Je connais son œuvre Essere fiume (Être fleuve), pour avoir vu ces deux grosses pierres identiques et voisines disposées à même le sol du musée de Grenoble. L’une est issue de la rivière, et l’autre taillée à l’identique par Giuseppe Penone. Leur vision surprend, car en toute logique, deux pierres, dans la nature, ne peuvent pas être identiques. On n’a jamais vu des pierres jumelles.
L’observation de ces pierres et la question de leur identité m’ont plongé au cœur de questions essentielles pour les scientifiques. En physique, les particules élémentaires sont dites indiscernables, les atomes et les molécules aussi. Cette indiscernabilité, rigoureuse et parfaite, fonde, dans le cadre de la mécanique quantique, la stabilité et la densité de la matière, celle qui se trouve autour de nous, mais aussi celle dont nous sommes faits. Elle décrit aussi cette évidence brutale : les objets ne se superposent pas dans l’espace. Ils interagissent durement lors des contacts, ceux mêmes qui façonnent les pierres que reproduit Giuseppe Penone. Quand on assemble de plus en plus de molécules, on perd très vite de vue cette indiscernabilité élémentaire. Les objets sont uniques et ont alors des formes qui dépendent de leurs interactions avec le monde extérieur, de leur histoire. L’irréversibilité, la singularité s’installent avec la dimension.
De Essere fiume à Essere vento
Essere fiume, c’est l’évocation de l’eau des rivières qui charrie, roule, attaque les pierres et les rochers, qu’elle marque au fil du temps qui passe. Le vent, lui, soulève le sable, pas les rochers. Il fait s’entrechoquer les grains entre eux et avec le monde, ce qui les marque au fil du temps, et contribue à déterminer leur forme unique. C’est Essere vento (Être vent).
Avec les grains de sable, Giuseppe Penone change d’échelle : il passe des pierres aux grains. Il bascule au seuil du visible. Pour explorer le monde invisible, sous le seuil de la perception, la physique combine théorie, expérience et instruments. Il s’agit ici d’utiliser cette approche pour sculpter en deçà de la perception, pour chercher à rendre identiques deux grains à peine visibles.
« Quelle taille pour les grains de sable ? »
La taille des grains détermine les échelles auxquelles on doit sculpter et les instruments à utiliser. C’est donc la question cruciale. À l’Institut Néel (CNRS et Université Grenoble Alpes), nous sommes capables de tailler la matière à l’échelle micrométrique en quelques minutes. Disons à l’échelle du centième du diamètre d’un cheveu. J’entends, je crois, Giuseppe Penone ajouter : « A la limite du perceptible, du visible. » Pour moi, c’est clair : ce sont des grains dont la taille est d’environ 100 micromètres. Ainsi en imprimerie, le point visible à la fin d’une phrase a une taille d’environ 300 micromètres. Nous devrions être capables de tailler les grains de sable à ces échelles. Enfin je crois. Comme souvent avec les expériences scientifiques, on ne peut pas complètement tout prévoir. À un moment, il faut sauter le pas et essayer.
La rencontre avec les scientifiques
Giuseppe Penone visite l’Institut Néel. Je crois que le courant passe avec mes collègues. Finalement pour une raison simple : Giuseppe Penone est un sculpteur. Il lui faut toujours travailler la matière en détail. Les chercheurs en physique de l’Institut Néel jouent avec les électrons de la matière pour étudier leur comportement collectif, pour comprendre et transformer le transport de l’énergie et de l’information. Le cadre quantique de ces études nécessite souvent la mise en œuvre de matériaux aux échelles micro/nano. Certains des outils qu’utilisent les techniciens et les chercheurs viennent tailler, couper, abraser la matière à ces échelles.
Cette rencontre entre arts et sciences est d’abord une rencontre entre un artiste, des techniciens et des chercheurs qui vont travailler ensemble à reproduire un grain de sable. Mais à l’Institut Néel, personne n’étudie les grains de sable. Il nous manque à l’évidence des spécialistes des grains de sable. Cino Viggiani est Professeur à l’Université Grenoble Alpes et directeur du laboratoire 3SR (Sols, Solides, Structures, Risques) où on étudie les grains de sable en détail, du grain unique à la multitude. Lui, et son jeune collègue Edward Ando, savent s’y retrouver dans l’immense diversité des grains de sable, et aussi déterminer à l’échelle de quelques micromètres par rayons X, la forme tridimensionnelle d’un grain unique. Leur renfort est essentiel pour le succès du projet.
Le problème de l’automne 2015 : un grain 1 000 fois trop petit
Pour choisir les grains, nous utilisons un petit microscope branché sur mon ordinateur. Il permet de regarder les grains de sable en détail sur l’écran. Il faudra alors un microscope et un écran pour voir l’œuvre exposée. Dans cette situation, que regarde-t-on : les grains ou l’écran ? Cet écran… fait écran et cache les grains ! Impossible ! La solution est évidente : il faut un grain plus gros. Disons entre 1 et 3 millimètres pour être bien visible à l’œil nu. Simple et catastrophique. En volume, et c’est ce qui compte quand on vient le tailler, un grain de cette taille est 1 000 fois plus gros que le grain précédent. Tailler un grain 1 000 fois plus gros prendra un temps sinon infini en tous cas bien trop long pour que cette opération soit possible. Dans bien des recherches scientifiques, on travaille au bord de l’impossible. Ça fait partie du jeu. Quelquefois on se retrouve coincé et le doute s’installe. Il faut s’accrocher, mais un chercheur en sciences n’abandonne pas facilement. Serait-ce là un nouveau point commun avec le fonctionnement d’un artiste ?
La micro-sculpture grâce aux lasers de puissance
Quelle est la technique capable d’enlever de la matière, en l’occurrence de la silice à l’échelle de quelques micromètres, sur un grain de sable de taille millimétrique en un temps raisonnable, à l’endroit de notre choix ? C’est le micro-usinage. Plus particulièrement le micro-usinage laser : un faisceau de lumière laser fortement focalisée et très intense vient détruire de la matière solide à l’échelle micrométrique. Nous faisons appel à l’entreprise MUL (pour micro usinage laser) située près de Toulouse. Christophe Carrière et Mathieu Gouhaut nous accueillent. Après quelques essais, des discussions entre nous et des échanges avec Giuseppe Penone, nous apprécions plus en détail le potentiel de cette technique. Et plus nous avançons dans cette collaboration, plus nous sommes convaincus que l’on ne pourra pas recréer un grain de sable à l’identique en 3D. Mais qui le peut vraiment, quelle que soit l’échelle ? Quand on aura vu la ressemblance, on trouvera immanquablement ensuite des différences. Mais cette forme quasi-identique devrait montrer à la fois le miracle de l’identité unique et l’impossibilité de vraiment la copier. À partir de ce constat, à l’automne 2016, nous procédons à la sélection des grains et à leur taille avec ce laser de puissance qui vient creuser la matière là où le dirige Mathieu Gouhaut, pilote de la machine. On parvient alors à ce résultat : le grain taillé à côté de celui naturel, qui sont maintenant au cœur de cette œuvre.
Spécialistes de l’ablation laser, géomécaniciens, physicien, nous avons été les acteurs de cette partie aux côtés de Giuseppe Penone. Nous connaissons les limites de la sculpture du grain à l’échelle micrométrique. Il reste que, premiers spectateurs de cette microsculpture, nous avons été surpris et transporté par ces deux petits grains sur la table du laboratoire.
Joel Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.