Essai sur le mouvement en littérature 1/5 : L'homme aux semelles de vent

Publié par Xavier Hiron, le 21 mars 2021   4.9k

Rimbaud, Verlaine, Nietzsche, trois des auteurs cités dans l’étude © wiki commons

 par Xavier Hiron

Commençons par une évidence : puisque nous entamons un texte sur le thème du mouvement (« motion » en anglais) dans la littérature, et plus particulièrement dans la sphère de la création poétique, nous en viendrons obligatoirement à évoquer cet « homme aux semelles de vent » que l’on dit avoir été porté au pinacle par son compagnon transitoire, Paul Verlaine. Et dire combien cette assertion a suscité, à sa suite, de nombreux commentaires est peu de chose. Aussi, brisons les tablettes d’entrée de jeu et nous verrons par là que les événements, sur ce sujet, ne sont peut-être pas aussi simples qu’il y paraît.

 

Lui, c’est Arthur Rimbaud. Poète de talent, visionnaire de génie. Ce qui est frappant, de prime abord, c’est la manière dont la postérité la plus récente semble vouloir évacuer l’intérêt majeur et toute la profondeur de cette assertion attribuée à Paul Verlaine, grand passionné - dans tous les sens du termes, et surtout le plus ambigu - du jeune prodige. Premier témoin de son vivant et acteur de son succès, il le fut, de facto, de son activité d’écrivain. Et c’est précisément à cela qu’il nous faut en venir.

 

Mais d’abord, en quoi cet intérêt et cette profondeur - j’allais dire cette véracité - sont-ils de nos jours éludés, voire bafoués ? En l’espèce, me semble-t-il, parce qu’on n’a de cesse d’appliquer cette notation à une prescience qu’aurait eu le jeune poète, et cela dès ses premiers écrits - lesquels font montre, il est vrai, d’une formidable aspiration pour un idéal lointain -, de la vie que, finalement, il mènera lors de son exil volontaire hors de la poésie.

 

Rappelons que dans tous les cas l’expression entière n’est pas et ne peut pas être de Rimbaud lui-même. D’autre part, en faisant porter l’accent sur cette supposée prescience (1) - même si l’on note que, le plus souvent, notre vie finit inéluctablement par ressembler à la vision, volontaire ou inconsciente du reste, que l’on se forge d’elle (que cette dernière soit, indifféremment, ou ardemment désirée ou passionnément crainte) -, ne se prive-t-on pas alors d’examiner l’expression d’un phénomène plus profondément enraciné ? Et bien plus révélateur, par ailleurs, de l’art d’écrire ? Ou plus généralement encore, d’un phénomène plus essentiel à l’homme, car inhérent à l’art de créer lui-même ?

 

C’est pourquoi il convient, dans un premier temps, d’établir avec plus de certitude le contexte d’où est tirée cette formule particulièrement heureuse, il est vrai. N’étant pas moi-même un spécialiste des écrits respectifs des deux poètes, je ne saurais affirmer des inexactitudes. Mais je n’ai, à ce jour, pas retrouvé la trace d’une quelconque formulation initiale de cette assertion sous la plume de Paul Verlaine. En revanche, elle est citée par un tiers, en l’occurrence un autre ami intime d’Arthur Rimbaud, Ernest Delahaye, dans une lettre qu’il adresse à l’été 1878 à Paul Verlaine en personne.

 

Au demeurant, si l’assertion a bien été initialement établie par Paul Verlaine, ce ne saurait être que de manière antérieure. Mais que ce soit, finalement, Verlaine lui-même ou leur ami commun, Ernest Delahaye, qui l’emploie le premier ne signifie rien d’essentiel à mes yeux. Le détail qui, en revanche, conserve toute son importance, c’est bien la date de 1878. Car nous sommes bien en amont de la première édition (1884) des Poètes maudits qui, sous la plume de ce même Paul Verlaine, fut le premier texte rétrospectif à dévoiler aux yeux du grand public, et ce de manière durable, l’œuvre poétique d’Arthur Rimbaud.

 

Certes, cette mention se situe après l’incident de Bruxelles (1873) et le retrait supposé qui s’en serait suivi pour Rimbaud de la poésie (1875) - bien que certains commentateurs argumentent une date postérieure qui pourrait aller jusqu’à l’année 1880 pour situer l’arrêt définitif de la production poétique chez « la chère grande âme » -. Par ailleurs, la lettre évoquée ci-dessus lie sans équivoque les deux plus proches protagonistes de la vie à la fois d’écrivain et de bohème impénitent du jeune artiste (nous reviendrons bientôt sur ce poème intitulé Ma bohème, car il est crucial pour la compréhension de la question qui nous intéresse). En tout état de cause, cette formulation est, dès cette époque déjà, comprise comme un fait entendu entre les deux correspondants.

 

Qu’entendent-ils donc évoquer au juste ? « L’homme », dont on sait par nature qu’il peut être n’importe où, ne donne aucun signe de sa présence nulle part. Est-ce, au passage, l’effet d’un filtrage d’information commandé par Rimbaud lui-même vis-à-vis de Verlaine ? Certes, Rimbaud vient de passer une partie de l’année précédente dans un voyage aventureux vers Java (et retour), pour un enrôlement volontaire qui correspond assez peu à ses idéaux initiaux d’écrivain. Ce qu’Ernest Delahaye n’ignore absolument pas. Mais surtout, la phrase en question est, dans les faits, le pendant exact de celle de juin, toujours sous la plume d’Ernest Delahaye, en direction de Paul Verlaine :

 

Du voyageur toqué pas de nouvelles. Sans doute envolé bien loin, bien loin

 

Alors pourquoi un tel intérêt pour cette appellation ? D’abord, par sa seule force de suggestion, elle sut s’imposer d’elle-même à la postérité. Mais elle pourrait tout aussi bien présenter l’immense avantage de puiser aux sources même du fonctionnement psychologique de l’impulsion littéraire de Rimbaud. On connaît depuis longtemps ses voyages, ses fugues - que l’on interprète systématiquement comme des fuites -, et qui ressortent, à ce qu’on nous explique, de son sentiment d’agoraphobie. Pour ma part, je serais bien heureux qu’on nous développe dans le menu pourquoi, lorsqu’on est supposé craindre les espaces ouverts, on en viendrait irrémédiablement à vouloir en épuiser l’immensité ?

 

Arthur Rimbaud par Carjat, octobre 1871 © wiki commons

               

Mais Ma bohème, texte de la première verve du poète, nous en dit plus à ce sujet. Réexaminons-le :

 

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ; 

Mon paletot aussi devenait idéal : 

J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ; 

Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Dès la première strophe, il est question que le mouvement (je m’en allais, j’allais) provoque un état idéal. Et que cet idéal librement consenti (féal, par antithèse) est, peu ou prou, celui de la liberté : celle que lui suggère l’espace décuplé à l’infini par l’intermédiaire du ciel ; mais celle aussi de l’inspiration créatrice (la Muse) qui a le pouvoir de déclencher toutes les splendeurs rêvées : ce en quoi consiste, on ne pourra le nier, l’idéal de tout créateur.

 

Tout cela, les deux épistoliers ne peuvent l’ignorer ; et c’est la raison pour laquelle, dans leur esprit, ce qualificatif heureux de « l’homme aux semelles de vent » a joué tout naturellement le rôle d’une formidable caisse de résonance. Qu’on écoute encore Rimbaud pour s’en persuader ; dans Sensation il avait écrit :

 

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers, 

 Picoté par les blés, fouler l'herbe menue : 

Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds. 

Je laisserai le vent baigner ma tête nue. 

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : 

Mais l'amour infini me montera dans l'âme, 

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien, 

Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

 

L’effet initial de « l’homme aux semelles de vent » est donc d’évoquer la translation, le voyage comme source d’inspiration, voire d’une jouissance : « heureux comme avec une femme ». Et ce, en premier lieu, parce que le voyage fournit les éléments d’un thème poétique en soi dont joue (et jouit) admirablement le Rimbaud de la première heure. Si la littérature est pour lui un idéal - et elle l’est manifestement à cette époque bénie -, cet idéal s’accomplit immanquablement par cet état de translation. Ce premier moteur et donc corporel en soi, voire sexuel, et pour cette raison même générateur pour soi d’un fort sentiment de poésie.

 

En effet, il s’agit là de « mettre en marche » le moteur de la découverte, ferment de cette curiosité qui, selon un Paul Eluard par exemple - à la suite de bien d’autres poètes avant lui, ceci est un fait entendu -, dans son recueil phare intitulé L’amour, la poésie, représente l’un des piliers du sentiment de poésie.

 

Verlaine, pour sa part, plus sédentaire dans l’âme que son coreligionnaire en poésie - il ne se met réellement à voyager que sous l’impulsion de « l’époux infernal » -, d’une psychologie assurément plus ennuyée que lui, n’en avait pas moins développé sa propre vision (quoique plus intellectuelle et que, par contrecoup, il tente d’enrichir d’un aspect moderniste) de ce thème du voyage. Notamment dans le recueil La bonne chanson - voir sa pièce fameuse n° VII - ; et si l’on veut vraiment creuser la question plus loin, dans un poème comme Beams. Mais le sentiment de poésie que Verlaine est capable d’engendrer n’est jamais, sur ce sujet particulier du voyage, aussi fulgurant que les révélations que l’on croit percevoir sous la plume de son jeune idole (nous reviendrons dans un autre article, pour en tirer un profit d’une toute autre nature, sur le fonctionnement poétique inhérent à Paul Verlaine). Mais là ne se situe pas encore l’essentiel à mes yeux.

 

L’essentiel que je voudrais aborder ici nous est fourni un peu plus tard par ce même Paul Verlaine. Dans Les poètes maudits - enfin, nous y arrivons -, à propos de la rédaction du « monstrueux » poème Les Assis (poème qui symboliserait métaphoriquement l’antithèse du mouvement), ce dernier note en guise de portrait de son jeune idole brossé à grands traits :

 

"Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde en qualité d’externe au lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et jours, car quel marcheur ! - il venait à la bibliothèque de ladite ville et y demandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le nom, peu fait pour la postérité, danse au bout de notre plume, mais qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ?"

 

Et Verlaine de conclure son chapitre louangeur sur « son » poète maudit par excellence :

 

Il disait dans sa Saison en Enfer : "Ma journée est faite. Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront."

Tout cela est très bien et l’homme a tenu parole.

L’homme en M. Rimbaud est libre (…).

                       

Ici, on le voit bien, aucune évocation de fuite. Mais plutôt celle d’un travail accompli. Certes, il y a bien des promesses d’ailleurs, de mers et de voyages, serments admirablement tenus, comme nous le précise Verlaine : notez au passage le témoignage implicite sur cette inégalable (mais probablement invivable) force de caractère qui semble en découler. Mais aussi et surtout, la fierté du travail quotidien accompli : « Ma journée est faite. »  Et le gain qui en résulte : « L’homme - qui est - en M. Rimbaud - sous-entendu : et que celui-ci avait à se découvrir à lui-même - est - par le mouvement accompli, devenu réellement - libre » (en italique, c’est moi qui surajoute).

 

(lire la suite des extraits issus de cet essai dans mon article 2/5 à venir)

1/ Notes :

(1) je n’évacue nullement cette question très intéressante de la prescience des artistes, remarquant au passage que nombre d’entre eux ont présenté une propension étonnante à « rêver » leur œuvre,  parfois bien en amont de leur accomplissement ; mais je laisse de côté ce sujet comme n’entrant pas directement en connexion avec le thème du mouvement dans l’œuvre d’art.