Éric Lewin : un grenoblois sur Mars

Publié par Marion Sabourdy, le 22 mai 2014   7.7k

Sa 2ème voiture crame des cailloux sur Mars ! Rencontre avec le géochimiste grenoblois passionné par la planète rouge, les météorites et la littérature.

Depuis deux ans, le rover Curiosity progresse sur les sables martiens dans le cratère de Gale. De temps à autre, il pointe sa « tête », ou plutôt l’instrument ChemCam (pour "Chemical Camera") vers des rochers et leur envoie un faisceau laser pour en étudier la composition (1). Parmi les scientifiques en charge de cet instrument : un grenoblois, Éric Lewin (@Eric38fr), chercheur en géosciences à l’OSUG.

Éric en pleine conférence et la maquette de Curiosity en LEGO

Le 25 mars dernier, dans une salle comble de la MJC Pont du Sonnant de Saint Martin d’Hères, il a présenté pendant trois passionnantes heures les dernières nouvelles de la Planète rouge et du petit rover (aussi grand qu’un 4 x 4 tout de même). Le public passionné a pu en savoir plus sur le parcours du robot, sur la manière dont il étudie les roches martiennes et transmet ses données et ses photos (en moyenne 135 Mo par jour rapatriés sur Terre pour tous les instruments de Curiosity et même quelques selfies !) (2).

Vivre à l’heure martienne

Les scientifiques doivent gérer avec parcimonie la quantité de données récupérées pour chaque expérience ainsi que l'énergie du rover. Ils doivent donc programmer avec une grande précision son emploi du temps. Un casse-tête qu’ Éric a présenté avec humour, montrant que les scientifiques et ingénieurs travaillant sur Curiosity doivent vivre quasiment à l’heure martienne. « Pendant les trois premiers mois, nous étions synchrones avec le rover. Dès les premiers bits de données réceptionnés, on devrait donner un diagnostic en moins d’une heure pour ensuite dépouiller plus finement les données et déterminer la programmation du lendemain ». Sans oublier les négociations entre les responsables des équipes scientifiques (géologie, minéralogie, environnement), ceux de la mission globale et les ingénieurs chargés du déplacement du rover. On retiendra que la NASA publie en ligne une partie des données de Curiosity dès qu’elle les reçoit (pour les photos et dans un délai de 3 à 6 mois pour les données plus techniques), permettant aux scientifiques et internautes du monde entier de les étudier (3) ou de jouer avec comme vous pouvez le voir sur certains détournements qui illustrent ce billet.

Actuellement, Éric partage son temps entre son bureau à l’OSUG, les salles dédiées aux opérations martiennes du Jet Propulsion Laboratory à Pasadena en Californie ou du Centre National des Études Spatiales (CNES) à Toulouse (au sein du FIMOC) et… sa cuisine d'où, dit-il, il peut aussi suivre le travail du groupe sur le robot ! Quelques jours après sa conférence, il nous a fait l’amitié de se déplacer jusqu’au Fab Lab de la Casemate (repérant au passage quelques fossiles dans les roches du bâtiment). Il n’est pas venu les mains vides, distribuant les posters de Curiosity produits par le CNES et les autocollants « My other vehicule zaps rocks on Mars » créés par l’équipe de ChemCam. La balade dans le Fab Lab a été l’occasion de repérer qu’un utilisateur du site Thingiverse a créé une maquette du rover martien qui peut être imprimée en 3D. Éric est ensuite revenu sur son parcours et ses activités de vulgarisation scientifique, qu’il pratique avec passion.

La vidéo ci-dessous présente les installations toulousaines, à l'Observatoire Midi-Pyrénées d'une part, avec le clone de ChemCam et au CNES :

Quand les stats mènent sur Mars

Avant d’être Martien, Éric a fait des études d’ingénieur en mathématiques et physique à Paris au début des années 1980, avec une spécialisation en statistiques et modélisation mathématique pour les Sciences de la Terre. Souhaitant revenir sur la voie de la recherche, il s'est spécialisé en géochimie et a orienté sa thèse sur l’étude de la formation de la Terre vue à partir des météorites primitives, et la manière dont les éléments chimiques se ségréguent en grands « réservoirs » (croûte continentale, croûte océanique, manteaux…). Ses compétences en modélisation et en statistiques lui sont toujours aussi précieuses, par exemple pour encadrer une thèse sur les systèmes magmatiques ou bien sûr pour intégrer le projet martien.

Les applications pour smartphones sur l'espace et les missions spatiales sont nombreuses, comme Spacecraft 3D (photo ci-dessus), Midnight Planets (utilisable directement sur le web) ou encore celles du Jet Propulsion Laboratory (entre autres outils numériques).

« En 1995, le CNRS a lancé un appel à réflexion autour de l'exploration martienne et notamment du retour d'échantillons, auprès des scientifiques qui souhaitaient se lancer dans cette aventure. La prospective qui a duré un an, a été une riche pouponnière d'idées. Ainsi, un de mes collègues avait découvert lors d'un séjour dans l’industrie un instrument de spectroscométrie par abrasion laser, qui deviendra ChemCam après un monstrueux travail d'ingénierie pour passer d'une fragile machine prenant toute une pièce à un objet à toute épreuve tenant dans une boîte à chaussures. Nous avions la volonté de monter un groupe de scientifiques pour développer et imaginer des applications en exploration spatiale à cet outil. Malheureusement, ni la France ni même l’Europe seules n’ont les capacités de lancer un projet de l'envergure ».

L’équipe de ChemCam a ainsi pu en 2004 intégrer la mission de la NASA MSL/Curiosity et réfléchit déjà au projet « Mars 2020 » (4) pour lequel elle a proposé une version améliorée de ChemCam. « C’est la suite de la mission actuelle, avec un rover identique mais un nouvel équipement et un nouvel objectif scientifique : trouver des traces de vie organique. L'objectif actuel, celui de Curiosity, était de déterminer l’habitabilité de Mars. Le résultat est d'ors et déjà atteint car l'habitabilité a été affirmée dans le passé de la planète et infirmée pour le présent à sa surface ! ».

Un chercheur engagé

À l’instar de Jean Lilensten, que nous avons également rencontré, Éric estime que la vulgarisation fait partie du travail des chercheurs. « Ce que nous faisons à l’OSUG en ce sens est reconnu. Dès mon arrivée à Grenoble en 2000, j’ai souhaité intégrer le groupe de réflexion autour de la vulgarisation créé par Jean, ainsi que le projet porté par Philippe Cardin de mettre en place un enseignement dédié (qui fut un temps une licence universitaire), la « Diffusion des savoirs » ». C’est donc tout naturellement qu’Éric a contribué au « brainstorming » autour du projet des Moulins de Villancourt. Mais avant d’en arriver à celui qu’on connaît aujourd’hui, il a d’abord été envisagé comme un parc de loisir culturel à l’image de Vulcania près de Clermont-Ferrand, du Futuroscope à Poitiers ou du Bioscope à Strasbourg (maintenant fermé). « Mais ces parcs étaient passés de mode car coûteux et les gens n’y viennent qu’une fois… Nous animions à l’époque le Réseau rhônalpin d’astronomie (R2A2) et mes collègues ont eu envie d’avoir un planétarium à Grenoble (en plus du gonflable de Saint-Martin d’Hères». La suite est racontée ici par Jean Lilensten.

"Curiosity killed the cat" est l'expression anglaise pour "la curiosité est un vilain défaut". Mais comme disent les scientifiques travaillant sur Curiosity : "satisfaction brought it back !" ("la satisfaction l'a ressuscité").

Chasseur de météores et de bons mots

En plus de l’agglo, Éric donne des conférences dans la région (et au-delà), par exemple pour l’exposition « Explore Mars » du Planétarium de Vaulx-en-Velin ou lors du Festival d'astronomie du Haut-Vivarais dans la commune ardéchoise de Mars la bien-nommée. Toujours en Ardèche, du côté d'Aubenas, il anime aussi chaque année depuis 2012 un atelier de « tourisme martien » pendant les AstroNomades. Mieux que le Routard pour déterminer « the place to be » et passer de bonnes vacances sur Mars ! Il la connaît comme sa poche !

Plus récemment, Éric s’est engagé dans une action de science participative nommée Vigie-Ciel, menée en aval du projet scientifique Fripon (Fireball recovery and interplanetary observation network). Le but de ce dernier : installer un réseau d’une centaine de caméras sur le territoire français pour repérer d’où viennent les météorites et où elles tombent, et, but du premier, former le public pour les retrouver, les apprécier, voire les étudier. Comme indiqué sur le site, c’est : « l’occasion de renforcer ou développer les contacts entre les mondes de la recherche, de la médiation scientifique, de l’éducation et le public, en vue de diffuser de manière informelle les connaissances autour des météorites et de la planétologie ».

Et comme si tout cela ne suffisait pas, Éric est également un grand amateur de science-fiction et de littérature, et membre des Oulipotes, un groupe informel de lecteurs et amateurs des travaux de l'Oulipo. On peut avoir les pieds sur Terre, les chenilles (de rover) sur Mars, les yeux vers les météorites et prendre le temps de trouver un bon mot.

[Merci à Éric pour sa relecture attentive, les liens et les commentaires]

Tweets de @MarsCuriosity

>> Notes :

  1. Le laser de Curiosity chauffe un point précis sur sa cible (un rocher ou le régolite) qu’il porte à 10 000 degrés pour obtenir un plasma. La lumière de l'étincelle qui en résulte est captée par l'œil du rover, un petit télescope en fait, analysée au travers d'un prisme, et mesurée en intensité pour chacune des couleurs de la palette, qu'on appelle le spectre. Ce spectre est transmis aux scientifiques qui l’étudient et en déduisent – à distance – la composition chimique des roches. Depuis la mise en service de Curiosity, l’équipe a ainsi procédé à plus de 130 000 mesures individuelles
  2. Éric cite le travail de Thomas Appéré "un amateur grand amoureux de la Planète Rouge et ex-thésard de Grenoble", avec notamment ce montage qui "montre l'empoussièrement. Ce gif a même circulé sur nos listes NASA, dûment crédité !" et cette vidéo réalisée il y a quelques années avec des amis pour le concours "Les Chercheurs font leur cinéma"
  3. Citons par exemple le travail de la jeune graphiste Damia Bouic, celui d'un groupe d'amateurs anglo-américains, les chroniques d'Emily Lakdawalla de la Planetary Society américaine ou, plus près de chez nous, le travail du graphiste grenoblois Ludovic Celle
  4. En relisant cet article, Éric Lewin en a profité pour corriger et compléter la page Wikipédia de cette mission. Vous avez dit passionné ?

>> Pour aller plus loin :

>> CréditsDave Mathis, Marion Sabourdy, Jason Major