Enquêtes et mobilisations autour d’un problème de pollution en Franche-Comté
Publié par Nolane Langlois, le 23 janvier 2023 920
Le séminaire interdisciplinaire « Sciences, société et communication » a débuté son rendez-vous annuel à la Maison des Sciences de l’Homme Alpes, qui accueille des chercheuses et des chercheurs en Sciences humaines et sociales. Cette édition 2022 est organisée et animée par Mikaël Chambru, maître de conférence à l'UGA.
La première séance « Enquêtes et mobilisations autour d’un problème de pollution en Franche-Comté » s’est déroulée le 15 novembre, avec comme invité Simon Calla, ingénieur de recherche (post-doctorant), à l’INRAE.
Cette intervention s’est appuyée sur son travail de thèse, soutenue en décembre 2019 au sein du Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’université de Franche-Comté. Il était question de poissons, d’hommes et de rivières autour d’un problème de pollution – terme qui sera nuancé par la suite.
Une réunion au Conseil Général du Doubs comme point de départ
Il faut remonter à 2013 pour que se dessine la genèse de son travail de recherche. C’est au mois de novembre de cette année-là qu’il s’inscrit en thèse, avec la volonté de traiter de questions environnementales.
Sa directrice de laboratoire lui propose de l’accompagner à une réunion qui doit se dérouler au Conseil Général du Doubs (Franche-Comté). Il est question d’épisodes répétés de mortalité de poissons depuis 4 années dans certaines rivières du département du Doubs. Autour de la table, sont réunis des acteurs aux profils très variés : des universitaires spécialistes des sciences de l’environnement, des agents du service environnement du département, des représentants de l’agence d’eau ou encore des représentants des professions agricoles et d’un collectif de défense des rivières. Cette diversité des profils, impliquant des manières différentes d’aborder le problème, va être un élément important du travail de Simon Calla.
Un travail d’enquête qui part du “caillou dans la chaussure”
Son cadrage théorique va alors se préciser et s’articuler autour d’une « sociologie pragmatique », d’une « sociologie de l’environnement » et d’une « sociologie des problèmes publics ». C’est également, comme l’intitulé de l’intervention l’indique, la notion de pollution qui va être étudiée. Simon Calla va se servir de cette notion « étiquette », dont l’utilisation n’est jamais remise en question, pour y porter un regard critique. Il préfèrera partir de ce qui pose problème – la mort des poissons – au lieu de partir du constat de pollution. Selon lui, il faut s’intéresser au “caillou dans la chaussure”.
Pour son travail qui s’apparente à une enquête, Simon Calla a d’abord pris le pouls de la situation avec un corpus documentaire (articles de presse régionale, lecture grise, etc.). L’essentiel de ses recherches a ensuite reposé sur un travail de terrain, en allant à la rencontre des acteurs concernés par ce problème. Cette démarche lui a permis d’observer la manière dont les différents types de savoirs étaient construits, chaque personne lui racontant son récit des événements depuis 2009.
L’écriture d’une thèse sous la forme d’un récit
Devant les éléments recueillis, son directeur de thèse lui suggère d’écrire sa thèse comme un polar : « Il y a des cadavres dans une rivière. Qui les a tués ? ». L’écriture d’un récit va faire partie de son travail d’analyse où chaque chapitre reflète une dimension de la controverse, dont il cite quelques exemples :
- Relation pêcheurs-poissons
- Mobilisations scientifiques-experts
- Constitution de la cause des rivières
- Réaction des pouvoirs publics
- Critiques adressées au monde agricole
Aux origines de la controverse : qui a tué les poissons ?
Simon Calla rappelle l'origine de la controverse sur la pollution : l’importante mortalité des poissons dans la Loue en avril 2009 au début de la saison de pêche. Cette rivière est utilisée pour les activités de pêche, de tourisme et pour alimenter en eau potable plusieurs commune, dont Besançon la capitale régionale. Les pêcheurs et riverains qui font cette découverte vont réagir et employer le terme « pollution ». Très vite, l’hypothèse d’un déversement de produits va être avancée.
Toutefois, les premières enquêtes effectuées en 2009 ne rapportent pas de problème particulier. Cette importante mortalité serait notamment due à un affaiblissement des poissons après la période de reproduction.
2010 : Retournement de situation
Un an plus tard, le même événement se reproduit. Cette fois-ci, le constat d’une seconde enquête est de dire que le nombre de cadavres de poissons est plus élevé que d’habitude :
Parmi les cadavres, on retrouve des espèces de poissons considérées comme “peu sensibles” aux variations de la qualité de l’eau. Ces morts deviennent des indicateurs de ce qui va être considéré comme « anormal » et dont les conséquences dépassent largement les berges de la rivière. Simon Calla dit alors :
Les poissons sont biologiquement morts mais socialement vivants
En effet, la mortalité est sujet à discussion. La réputation de la rivière est ternie, il y a un impact sur le tourisme local. Par exemple, certains hôtels reçoivent des annulations de réservation. Certains habitants locaux vont vouloir défendre la rivière et alerter à la vue de problèmes. Mais ce faisant, cela induit un effet négatif sur sa réputation et indirectement sur les personnes qui vivent de la rivière.
Un élargissement d’acteurs et de focales ?
L’’émergence de nombreuses plaintes et d’accusations se confrontent aux agents de la fédération de pêche et de l'ONEMA. Ils se retrouvent dans la nécessité de se prononcer sur cette histoire. Ils déclarent d’abord qu’ils n’ont pas les moyens d’objectiver la situation. C’est pourquoi ils vont entrer en contact avec deux laboratoires. Ces laboratoires, situés à 60 et 500 kilomètres de la Loue, vont analyser les poissons morts puis l’eau de la rivière. Leurs diagnostics indiquent la présence de cyanobactéries en concentrations importantes. Ces organismes sont désignés comme toxiques et concurrents à l’égard d’autres espèces. L’intrigue se complique.
En réaction à ces investigations, un arrêté préfectoral est pris : il interdit l’abreuvement du bétail et la pêche depuis la source de la Loue jusqu’à un barrage situé plus en aval. L’État délimite en quelque sorte la zone du problème. Pour ce faire, les agents de la préfecture se basent sur les données produites par les laboratoires précédemment mobilisés mais aussi sur des cas jugés similaires, comme celui des algues en Bretagne (une autre controverse liée à la prolifération d’algues toxiques sur les côtes bretonnes). On dit alors qu’ils font de la casuistique. C’est-à-dire d’étudier un cas particulier à partir de “règles” et de cas similaires.
Ces arrêtés expriment le pouvoir de commandement de l’État. Ils ont des conséquences : ils rendent publics les risques sanitaires de la rivière. Cela provoque des discontinuités. Par exemple, les habitants se demandent “pourquoi la pêche est interdite ici, mais autorisée 50 mètres plus loin ?”.
Au même moment, un collectif de défense de rivière va porter plainte. Il a pour objectifs de susciter des réponses face aux questions qui ont suivies l’observation des poissons morts, mais aussi de déterminer ce qui relève de la responsabilité de l'État. Seulement ici, il n’y a pas de coupable précis. La plainte est non retenue et classée sans suite. La rivière est même désignée par les hautes autorités comme “proche du bon état, en comparaison avec la moyenne européenne”. Le secrétaire général de la préfecture du Doubs dira :
La qualité de l'eau est jugée satisfaisante mais la population de poissons est en baisse, c'est le paradoxe de la Loue.
(source)
Simon Calla revient sur ce qui fait « le bon état » de l’eau. La définition de ce terme rend générale toutes les situations. La directive européenne compare des cours d’eau de Hongrie de France et d’Italie, ce qui pose problème selon des écologues qu’il a interrogés. En effet, la Loue a une qualité d’eau au-dessus de la moyenne, mais si la moyenne est très basse, difficile d’y donner du crédit. En bref, l’indicateur de moyenne est sujet à débats.
Simon Calla souligne que plus les acteurs de la controverse avancent sur le sujet, plus le nombre d'acteurs augmente. Ce qui était un problème de poissons morts est devenu un problème de bactéries toxiques dans les rivières, puis un problème lié à l’existence d’un potentiel risque sanitaire, puis un problème d’évaluation de la qualité de l’eau établie à partir de standards européens…
Mise en perspective
Autour de cette controverse, trois grands types d’acteurs émergent : les riverains, les scientifiques et les gouvernants. Leurs comportements relèvent de plusieurs types de connaissances :
- Le déchiffrement des signes (qualitatif)
- La mesure des choses (quantitatif)
- La comparaison de la situation avec des textes et des lois.
En s’appuyant sur les travaux de Francis Chateauraynaud faits en 2004, Simon Calla dégage 3 épreuves autour de la controverse :
- Une épreuve de tangibilité qui vise à donner des éléments de compréhension et d’appropriation pour ce qui englobe cette affaire de poissons morts. Il y a de plus en plus d’acteurs impliqués (les cyanobactéries, les phosphates, les pollueurs…). Cette épreuve pose la question : qui doit-on inclure ou non dans la controverse ? C’est ainsi que naissent les premiers désaccords entre les acteurs de la controverse.
- Une épreuve de constitution d’un espace commun d'intangibilité. Il y a différents acteurs qui font appel à différents univers de connaissances pour créer plusieurs enquêtes. L'enjeu est de créer une enquête collective. Ces acteurs hétérogènes se créent des indicateurs qui aboutissent à des désaccords. Par exemple, il faudra 6 ans pour qu'une ébauche d’espace commun apparaisse.
- Une épreuve de proposition d’ouverture d’avenir. Cet avenir est formulé à court et moyen terme (de notre génération). Le long terme était très peu évoqué et quasi aucune anticipation de changements n’est faite. C’est une situation particulière : il s’agit d’une situation d’urgence, le futur lointain et la projection est éclipsée.
L'observation de poissons morts fait se rencontrer des acteurs hétérogènes qui n’ont pas le même rapport aux rivières ni les mêmes modes de raisonnement. Il apparaît par ailleurs que les rivières ne sont pas faites que d’eau : il y a du naturel et du culturel. Réduire cette controverse au terme de pollution poserait donc problème. Simon Calla conclut en disant :
Lorsqu’on parle d’un problème de pollution on ne se rend pas compte de la complexité et la pluralité de points de vue..
Article corédigé par Nolane Langlois et Pierre Gachod, étudiants en Master 2 Communication et culture scientifiques et techniques (CCST) à l'Université Grenoble Alpes.
Pour approfondir le sujet, vous pouvez retrouver le live-tweet de la séance du séminaire sur Twitter et retrouver le programme de cette édition sur le site de la MSH-Alpes. Simon Calla a également publié le livre Des poissons, des hommes et des rivières - Sociologie d'un problème de pollution en Franche-Comté, aux éditions L’Harmattan (2020).