Energie, information, alimentation... pétrole et science au coeur de la transformation du monde !
Publié par Joel Chevrier, le 1 juin 2023 1.1k
Un petit jeu : énergie, information, alimentation... quelles découvertes Nobel ont contribué à transformer le monde en profondeur ?
« A quoi vont bien pouvoir servir tes recherches ? »
Question récurrente à un jeune chercheur en physique fondamentale. Je restais toujours court. Réponse évidente pourtant : « Je ne sais pas vraiment, mais il est très probable que leur heure viendra ». D'où me serait venue cette solide assurance ? De ce qui s’est passé au 19ème et au 20ème siècles. Combinées aux énergies fossiles, d’innombrables avancées scientifiques, inattendues, improbables, ont puissamment contribué à transformer le monde au 20ème siècle. Massivement. Ça reste vrai au début du 21ème siècle ! Et c’est largement irréversible quoiqu’il arrive.
Quelles évidences pour ces transformations immenses ?
La consommation d’énergie de l’humanité depuis la deuxième guerre mondiale a connu, comme jamais, une augmentation forte et continue avec la mise en œuvre des énergies fossiles. Il est impressionnant de constater à quel point cette croissance de la consommation a été, pendant plus d'un demi-siècle, largement imperturbable. Le Covid l’a seulement écornée.
C’est connu, la population mondiale a cru comme jamais ! Nous sommes aujourd’hui plus de 8 milliards. Une croissance époustouflante.
On vit beaucoup plus vieux qu’il y a un siècle ou même cinquante ans. En Europe en particulier, la vie s’est fortement allongée pour tout le monde. Et une génération de femmes et d’hommes disparaît dans le grand âge en quelques années. Techniquement, cela s’appelle « la rectangularisation de la courbe de survie ». Là encore constat impressionnant !
La production totale de véhicules automobiles a été d’environ 3 milliards d’unités, et augmente toujours depuis les années 1950. Le Smartphone, avec l’iPhone 4, a été commercialisé en 2007. Aujourd’hui environ 90% de la population mondiale en est équipé. La production annuelle de ces appareils est toujours massive.
Le nombre de poulets consommé au monde a suivi ces évolutions. Il a été multiplié par 10 en 50 ans environ. Et le nombre de poulets abattus chaque année dans le monde est au delà de 70 milliards.
Le Journal du CNRS le soulignait en 2018: « Les études pointant du doigt les effets de l’agriculture intensive et de l’utilisation massive de pesticides sur la biodiversité se multiplient. Deux d’entre elles, menées récemment par le Muséum national d’histoire naturelle sur tout le territoire français et par le CNRS à l’échelle locale, présentent à leur tour un bilan inquiétant : en 17 ans, un tiers des oiseaux ont disparu des campagnes françaises. » L’expression « sixième extinction » du vivant non humain s’est installée partout pour décrire cet effondrement.
Avec la combustion des énergies fossiles, la concentration en CO2 de l’atmosphère a cru au 20ème siècle et ça va continuer. L’ampleur de cette augmentation, et à cette vitesse, c’est aussi du jamais vu. Je suis né dans une concentration de CO2 d’environ 317 ppm. Nous sommes maintenant au delà de 420ppm. La croissance reste à ce jour continue et régulière. Le résultat est un effet de serre majeur, un fort réchauffement climatique induit par l’activité humaine.
La science, un acteur majeur de cette histoire, comment s’en rendre compte ?
Pour se convaincre rapidement que les développements industriels qui ont le plus souvent permis ces transformations, se sont largement ancrés dans la science et la technologie, un petit jeu : choisir parmi énergie, transport, alimentation et donc agriculture, information et donc numérique, santé, puis chercher quel prix Nobel s’associe à une découverte qui a contribué à transformer en profondeur cet aspect clé de nos vies à l’échelle mondiale. Jeu certainement caricatural au regard de l’histoire des sciences, mais, disons, un point de départ parlant.
Qui connait aujourd’hui John Bardeen, à ce jour seul au monde avec deux prix Nobel de physique ?
Commençons par le deuxième prix Nobel (1972), celui sur la théorie de la supraconductivité partagé avec Leon Cooper et Robert Schrieffer. Une application majeure : les aimants supraconducteurs de tous les scanners IRM du monde. Pas mal ! Mais le premier prix Nobel partagé en 1956 avec Walter Brattain et William Shockley, est sans commune mesure ! Ils l’ont eu pour la réalisation du transistor. Le nombre de transistors dans un Smartphone se compte en centaines de milliards. Il y a le monde d’avant et celui d’après le transistor pour l’humanité. John Bardeen est l’emblème d’une science au cœur d’une des plus grandes transformations de la vie humaine. A Grenoble, nous pourrions élever une statue à la mémoire de John Bardeen sur la Presqu’île tant la supraconductivité, état quantique macroscopique à basse température, et la micro/nanoélectronique au coeur de tout le numérique et de l’IA, ont été, et restent des piliers fondateurs des activités du Polygone Scientifique.
"At University of Illinois, nice guys can finish as geniuses*» dans le Chicago Tribune
“Nick Holonyak Jr, professeur, a d'abord été doctorant de John Bardeen à l'université de l'Illinois à Urbana-Champaign. Depuis 50 ans, il est à l'origine de découvertes telles que les diodes électroluminescentes dans le domaine de l'optoélectronique.
Bien qu'il mène des recherches de pointe sur un campus universitaire, M. Holonyak n'a jamais perdu les habitudes de franc-parler de sa jeunesse et n'a pas non plus pris d'affectations qui laisseraient supposer son génie. À cet égard, Holonyak ressemble beaucoup à son mentor, Bardeen, qui était un habitant du Midwest à la voix douce et qui aimait jouer au golf et pique-niquer avec sa famille.
Un nouveau livre, "True Genius : The Life and Science of John Bardeen", célèbre d'ailleurs la vie de Bardeen comme celle d'un homme sympathique qui avait beaucoup d'amis. Ce livre, écrit par Lillian Hoddeson et Vicki Daitch, affirme que l'idée que le public se fait d'un génie, c'est-à-dire "a wild and crazy person", est ici déplacée. “
L’énergie se mesure en joules ou en kW.h, et c’est du pareil au même.
Juste à un facteur multiplicatif près : 1 kW.h = 3,6 megajoules. Combien de définitions et d’usages du mot « énergie » ? Beaucoup. Mais le mot « énergie » a une seule et unique signification dès lors qu’associé à une unité, le joule. Idem pour le mot « puissance » associé au watt. Multipliés par une durée, les watts deviennent des kW.h, chers à nos factures. Au terme d’une longue histoire et d’innombrables travaux, on arrive à ce résultat ancré dans une loi de conservation. Qui fera (ou a peut-être déjà fait, qui sait ?) un « CTRL F énergie » sur l’ensemble de la littérature française disons depuis le XVIème siècle pour voir émerger l’énergie de la science et de la technologie, et s’installer au centre du monde en mettant à sa périphérie toutes les autres significations ? On peut déjà en avoir une petite idée en entrant « énergie » ou « energy » voire « joule » dans Google Ngram Viewer.
L’énergie au sens scientifique détermine aujourd’hui nos vies et structure en profondeur nos sociétés, se passe-t-il un seul jour sans que l’on ne parle d’énergie et de kW.h partout ? Cela n’a pas toujours été le cas. Cela me semble même assez récent dans l’histoire de l’humanité.
Deux siècles après, nous savons : Sadi Carnot avait raison !
Si vous avez un moteur universel, à l’époque de Carnot, la machine à vapeur, et une source d’énergie illimitée pour l’alimenter, à l’époque le charbon, vous allez changer le monde. En 1824, Sadi Carnot, contemporain de Watt, l’avait anticipé dans les premières pages de son livre « Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. »
« Si quelque jour les perfectionnements de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue. » « Elles (les machines à feu) paraissent destinées à produire une grande révolution dans le monde civilisé. »
Exactement deux siècles après, nous savons : Sadi Carnot avait raison ! Nous savons aussi aujourd’hui (en fait depuis longtemps) que la fin de cette société thermo-industrielle est inéluctable, à brève échéance, et qu’une grande révolution est à nouveau nécessaire et immédiatement.
Prix Nobel ou unité ?
James Prescott Joule et James Watt n’ont pas eu le prix Nobel qui n’existait alors pas. Leur nom est une unité. Excusez du peu ! Il faut ajouter les unités à la règle du jeu ! Arrivent alors immédiatement André-Marie Ampère, Alessandro Volta pour l’électricité ! Le tableau « La fée électricité » du peintre Raoul Dufy permet de compléter la liste des scientifiques qui ont donné leur nom à des unités bien connues des physiciens, des électriciens et des électroniciens... Pour cette immense oeuvre (600 m2 quand même) exposée dans l'Exposition universelle de 1937, Raoul Dufy répondait à une commande de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité:
« Mettre en valeur le rôle de l'électricité dans la vie nationale et dégager notamment le rôle social de premier plan joué par la lumière électrique ».
Et qui connait Fritz Haber, prix Nobel 1918 ?
Sur le site de l’American Chemical Society, l’article de 2019, intitulé:
« La production industrielle d'ammoniac émet plus de CO2 que toute autre réaction chimique. Les chimistes veulent changer cela. »
commence ainsi :
« Le procédé Haber-Bosch, qui transforme l'hydrogène et l'azote en ammoniac, pourrait être l'une des réactions chimiques industrielles les plus importantes jamais mises au point. Ce procédé a permis de rendre les engrais à base d'ammoniac largement disponibles, contribuant ainsi à l'essor de la population mondiale grâce à l'augmentation rapide des rendements agricoles. Selon la base de données technologiques sur l'efficacité industrielle de l'Institute for Industrial Productivity, les usines de production d'ammoniac ont produit 157,3 millions de tonnes de ce composé en 2010. Entre 75 et 90 % de cet ammoniac est utilisé pour fabriquer des engrais, et environ 50 % de la production alimentaire mondiale dépend des engrais à base d'ammoniac. »
Qu’ajouter ? Fritz Haber reçut le prix Nobel pour la découverte du processus. Carl Bosch lui en 1931 avec Friedrich Bergius, pour « leur contribution à l'invention et au développement de méthodes chimiques à haute pression », nécessaires pour industrialiser le processus. Il fallait d’énormes quantités d’énergie, mais elles étaient disponibles pour pas cher avec les énergies fossiles !
Et puis tant qu’on a la santé…
Vous pouvez continuer à jouer avec les prix Nobel associés aux matériaux, notamment avec les plastiques, les métaux… et d’autres sujets avec des prix Nobel très célèbres à (re)découvrir !
Marie Curie a eu deux prix Nobel. Le curie est une des unités de mesure de la radioactivité, dont l’unité dans le système international est le becquerel. En 1903, Henri Becquerel a partagé le prix Nobel de physique avec Marie et Pierre Curie « en reconnaissance des services extraordinaires qu'ils ont rendus par leur effort conjoint de recherches sur les phénomènes des radiations découvertes par le professeur Henri Becquerel. »
La liste est longue et très variée. Et ce n’est qu’un point d’entrée...
Et bien sûr la santé ! Une première liste certes caricaturale tant les contributions sont immenses et nombreuses, mais qui ici suffit : Pasteur, Koch, virus, bactéries, vaccins et antibiotiques. Prix Nobel de physiologie ou médecine, en 1905 pour Robert Koch « pour ses investigations et ses découvertes en lien avec la tuberculose ». Pas de prix Nobel pour Louis Pasteur mort en 1895, trop tôt pour l’avoir. Mais « la pasteurisation », « les pastoriens » … ça compte, et peut être plus !
Marcel Pagnol souligne ainsi ce changement considérable dans la Gloire de mon père, en parlant de sa mère :
« Elle courait à la cuisine, et revenait avec de l'alcool, de l'eau de Javel, des cristaux de soude, et elle frottait longuement ces épaves. Il faut dire qu'à cette époque, les microbes étaient tout neufs, puisque le grand Pasteur venait à peine de les inventer, et elle les imaginait comme de très petits tigres, prêts à nous dévorer par l'intérieur. »
Mais « il faut dire que les temps ont changé ... » est le titre d’un livre de Daniel Cohen.
Mais aujourd’hui climat, biodiversité, eau, ressources, énergies, pollutions… Quelques scientifiques ont tiré le signal d’alarme très tôt dont le grenoblois Claude Lorius, récemment décédé. Il a obtenu en 2008 le prix Blue Planet avec José Goldemberg. Le prix international Blue Planet récompense « les efforts exceptionnels en matière de recherche scientifique ou d'applications de la science qui contribuent à résoudre les problèmes environnementaux mondiaux ». Mais la société, devenue thermo-industrielle, s’est d’abord appuyée sur la science pour se transformer dans tous les domaines grâce à l’énorme abondance des énergies fossiles. Le pétrole, le gaz et le charbon sont partout autour de nous. Ils conditionnent nos vies. Les « trente glorieuses » n’ont pas retenu le rapport Meadows du MIT, pourtant très scientifique et très clair, et intitulé « les limites de la croissance ». Il a été publié en 1972. J’ai beaucoup d’admiration pour ces collègues scientifiques, au premier rang desquels bien sûr les climatologues et les spécialistes de la biodiversité. Le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) a partagé le prix Nobel de la paix avec Al Gore en 2007 (déjà !) "pour leurs efforts de collecte et de diffusion des connaissances sur les changements climatiques provoqués par l'homme et pour avoir posé les fondements pour les mesures nécessaires à la lutte contre ces changements ».
Depuis des décennies, ces scientifiques dont les membres du GIEC et de la plateforme IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) s’époumonent à dire scientifiquement, donc sur la base de la même science, qu’il faut absolument à nouveau nous transformer, massivement et très vite, maintenant ! Etienne Klein a eu ici ce mot limpide et dramatique: « aujourd’hui, nous ne croyons pas ce que nous savons ! » Quel renversement !
*"Nick Holonyak Jr., a professor was first a PhD student of John Bardeen at the University of Illinois in Urbana-Champaign. He has for 50 years pioneered discoveries such as LEDs in optoelectronics.
Despite doing advanced research on a university campus, Holonyak has never lost the plain-spoken habits of his youth, nor has he taken on affectations that would suggest his genius. In that regard, Holonyak is much like his mentor, Bardeen, who was a soft-spoken Midwesterner who liked playing golf and picnicking with his family.
Indeed, a new book, "True Genius: The Life and Science of John Bardeen," celebrates Bardeen's life as a nice guy who had plenty of friends. The book, by Lillian Hoddeson and Vicki Daitch, argues that the public idea of a genius as a wild and crazy person is misplaced."