Dev(r)ons-nous rester humains ? (synthèse générale)

Publié par Xavier Hiron, le 2 mars 2021   730

Illustration d’en-tête : Baiser de papillon, animaux n° 2, stylo-bille sur carton couché

© Xavier Hiron, 1998

 

 

Que peut-on retirer de mes sept articles précédents (voir les liens en bas de page), qui mettent en scène une rivalité à distance entre littérature, humanisme et sciences ? Un duel triangulaire qui prend sa source dans l’humanisme scientifique renaissant et dont la pandémie actuelle nous révèle, avec plus d’acuité encore qu’auparavant, les enjeux latents qu’il renferme. Sommes-nous seulement prêts à accepter d’en débattre ?

 

Pour le savoir, il nous faut repartir du constat que l’homme est en pleine mutation. Il n'en devient plus simplement un être humain autonome (un être naturel, aurait précisé Rousseau), cet homme doué d’une raison qui nous hausse progressivement vers l’humain scientifique que nous apprivoisons peu à peu, mais il est entré, qui plus est, dans l’ère d’un être technologique, c’est-à-dire augmenté, réparé, potentiellement robotisé, si ce n’est d’un être agressé dans sa chair et dans sa conscience, d’un être écarté, écartelé, retranché, amputé… Les chausse-trappes qui nous entourent sont certainement aussi nombreuses que par le passé ; mais elles ont surtout changé de nature. Nous ne sommes plus seulement en prise avec notre réel, avec la matérialité de notre concret, mais en tension permanente avec un monde « virtualisé » dont nous sommes à la fois les inventeurs et les constants producteurs. Un peu comme si David avait généré son propre Goliath.

 

Il faut en effet concevoir que les modifications de notre environnement interagissent fortement avec notre fonctionnement intrinsèque. La nature de notre relationnel a été durablement affectée par l’essor de l’informatique (depuis l'instauration du dialogue homme-machine) et son prolongement numérique. Ce grand vainqueur de la pandémie a accru les distanciations sociales, les discriminations virtuelles, l’absence de perspectives tangibles, le cloisonnement imposé et son lot de troubles psychiques : pour quelles finalités sociales et individuelles, peut-on se demander ? Ces questions se doivent d’être socialement posées, voire débattues.

 

Car quelles perspectives humaines nous offrent ces changements ? Sans vouloir rentrer dans les détails de ce qui n’est encore qu’une nébuleuse de notre futur, je m’attache surtout aux conséquences prévisibles. La compétition que nous avons engagée avec la machine (dont l’émanation la plus emblématique est aujourd’hui le robot) et son intelligence artificielle (oui, l’intelligence artificielle est une entité « mécanique », et non pas une extension humaine) nous sera-t-elle, à terme, favorable ? Et pour quels acquis ? En effet, les machines jouent déjà mieux que nous, écrivent des poèmes toutes seules et font même de la peinture, du moins le dit-on… Si une rivalité d’intérêt venait à s’instaurer entre elles et nous, ce dont nous pouvons être certains à l’avance c’est que leurs performances à elles seront en un rien de temps hautement supérieures à nos qualités à nous, être doués d’imperfections.

 

Comment, dans ces conditions-ci, gèrerons-nous tout simplement notre temps disponible ? Quels genres d’activités nous seront réservés, nous qui ne sommes même pas capables d’instituer dans les faits la société du loisir, pourtant promise dès Giscard d’Estaing dans le courant des années 1970 ? Et encore moins une répartition équilibrée du travail, ne serait-ce que dans la perspective de parvenir à une harmonie paisible entre les êtres vivants ? 

 

La recherche d’un autre monde viable est-elle devenue, de facto, une utopie inatteignable ? Et pour quel gain, si l’homme se voit progressivement dépouillé de ses spécificités de penser et de conjointement agir (c’est-à-dire ressentir) ? Le meilleur des mondes dépeint par Aldous Huxley se résoudra-t-il, finalement, à un douloureux passage de relais entre une espèce d’origine spontanée (l’homme naturel) et celle triomphante de son clone autoproclamé (la machine) ? Ce scénario n’est pourtant pas totalement à écarter, si notre monde continue à ce point à devenir invivable…

 

Aussi, ce que l’homme doit à tout prix éviter, c’est le vide de sens. C’est la perte de ses valeurs humaines, ce domaine réservé de ses perceptions. Et je dirais même plus : de ses sensations transmissibles !

 

Dans ce contexte, l’apport de la vision poétique n’est pas à négliger. Elle explore et expérimente les thèmes cruciaux et ancestraux de la vie, de l’amour et de la mort, comme une donnée immuable, mais à chaque instant renouvelée. Il s’agit de voir et de faire sentir la vie dont nous sommes emprunts malgré nous, comme un challenge permanent de mouvements, de constructions et déconstructions successives (voir sur ce sujet mon texte de jeunesse sur le fonctionnement de la création artistique)*. Écrire consiste donc à s'affirmer, comme une résistance de l’être face aux forces qui nous dépassent. C’est témoigner de ce qu’apporte aux individus la pratique de toute activité qui émeut avant tout notre sens vital.

 

Et au-delà de cette pratique individuelle, il s’agit de montrer les vertus positives de l’échange de vues et de la diversité des approches, pour réapprendre au quotidien la communicabilité entre les êtres, à travers le substrat des mots. En un sens, c’est pour cela que nous les avons créés, n’est-ce pas ?

 

*(pour prolonger la réflexion, voir l'article "Autre tentative d’explication du mécanisme de la création artistique", petit texte théorique de l'auteur,  daté de 1979)

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(le 15-09-2023 : ajout de mon essai romancé sur L'aventure humaine)

Arbre sur un rocher, paysage, stylo-bille sur carton couché

© Xavier Hiron, vers 2000