Destins d'objets scientifiques et techniques : L'aimant hybride du LNCMI (1/10-année 2018)
Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 19 janvier 2018 3.4k
Xavier Hiron, ACONIT, gestionnaire de collections internes et externes, en collaboration avec Cyrielle Ruffo, en service civique à l'ACONIT.
Dans la continuité de notre présentation, en décembre 2017, des trois objets inscrits ou classé Monuments historiques par l'ACONIT (Association pour un conservatoire de l'informatique), nous avons nourri l'ambition de poursuivre l'évocation de ce patrimoine en devenir par une série d'articles dévoilant l'histoire de quelques objets symboliques de la Culture scientifique et technique grenobloise, prise au sens large, et même au-delà. Le Musée des Arts et Métiers, qui abrite la mission nationale PATSTEC dont l'ACONIT est le dépositaire pour notre territoire, ayant par ailleurs manifesté l'intention de réaliser une exposition, dans le courant du premier semestre 2019, sur le thème des prototypes mis en lumière par ses délégations régionales, nous orienterons préférentiellement nos découvertes vers ce type de patrimoine.
Pour le premier volet 2018 de cette série, nous vous proposons de partir à la découverte d'un grand outil de recherche développé depuis une dizaine d'années par le Laboratoire national des champs magnétiques intenses (LNCMI-CNRS-Alpes), situé sur la Presqu'île grenobloise, au Polygone scientifique de Grenoble. Cette évocation prend la forme d'une interview de son chef de projet, Pierre Pugnat. Le prototype évoqué ici, qui se doit d’être pleinement fonctionnel, appartient à la catégorie des équipements scientifiques développés dans le but mener à bien des expérimentations de nature exceptionnelle.
Interview de Pierre PUGNAT – visite du 29.11.2017 au CNRS, Grenoble.
ACONIT : - Pierre PUGNAT, pouvez-vous nous parler de vous ?
J'ai suivi mes études à l’Université de Grenoble. J'y ai étudié la physique et suis sorti de l’une des premières promotions du Magistère de physique, diplôme toujours délivré par l'Université Grenoble-Alpes, intégrant une formation d’excellence à la recherche. J'ai ensuite préparé un doctorat de physique de l’Université Joseph Fournier (désormais intégré à l’UGA), dans un laboratoire du CRNS, sur la supraconductivité.
ACONIT : - Présentez-nous le laboratoire dans lequel vous travaillez actuellement ?
Le Laboratoire National des Champs Magnétiques Intenses (LNCMI en abrégé) est une structure qui a pour objectif de produire des champs magnétiques les plus intenses possibles, pour permettre à la communauté scientifique de réaliser des expériences, notamment en physique et en chimie. Pour ma part, je suis responsable du projet de la bobine hybride, pour lequel une équipe dédiée a été créée il y a plus de dix ans, et qui livrera d'ici un an ou deux un outil opérationnel. Ce projet consiste à construire un outil expérimental pour produire un champ magnétique d’au moins 43 teslas dans une chambre de mesure d'un diamètre de 34 mm. Les expériences qui y seront conduites concerneront en premier lieu la physique de la matière condensée (physique fondamentale). Mais plus le projet avance, plus de nouvelles thématiques s'y intéressent, comme la magnéto science. J'espère aussi pouvoir développer d’autres activités comme des recherches sur la matière noire.
Poster de présentation du projet global porté par le LNCMI
ACONIT : - En quoi consiste concrètement un projet de réalisation d'une bobine hybride ?
Au début, il n’y a pas eu de besoin très spécifique, mais plutôt une concordance de thématiques scientifiques qui ont poussé notre laboratoire à construire une plateforme modulable fournissant des champs et flux magnétiques intenses pour l'étude de mécanisme(s) de la supraconductivité à haute température critique, l’un des Graal de la physique contemporaine. Pour aborder cette thématique, il est important de disposer des champs magnétiques très intenses permettant de sonder l’état normal à basse température de ces supraconducteurs, ce qui nécessite de dépasser les champs critiques caractérisant la disparition de la supraconductivité. Il existe aussi une autre thématique pour laquelle un prix Nobel a été obtenu dans notre laboratoire : la découverte de l’effet Hall quantique, qui permet de montrer que si l’on utilise des champs intenses et des basses températures, on peut mettre en évidence de nouvelles propriétés de la matière. L’effet Hall est une résistance transverse au parcours du courant. On peut observer des paliers qui sont par exemple utilisés dans la métrologie, pour définir des étalons de résistance.
Dans le projet de la bobine hybride, la problématique principale était de produire un conducteur supraconducteur associant un bon conducteur thermique, lui-même refroidi à cœur pour des raisons de stabilité de la bobine, à un bon supraconducteur. Il a fallu aussi développer un conducteur supraconducteur qui soit également faiblement dissipatif du fait des courants induits, nés des perturbations magnétiques. Il faut éviter la transition de l’état supraconducteur à l'état normal (phénomène appelé “quench”), sinon la propriété intéressante de la supraconductivité, à savoir l’absence de résistances électriques, est perdue.
Dans notre projet, tout a été pensé et réalisé pour répondre à ces critères. Comme les industriels ne nous ont pas répondu raisonnablement pour la réalisation de ce conducteur supraconducteur, les scientifiques ont décidé de relever le défi au sein même du laboratoire, après une phase d'étude qui a duré environ 2 ans, en construisant et gérant eux-mêmes la ligne de production industrielle. Le but est d’assembler une goulotte de cuivre équipée d’un canal central de refroidissement pour la circulation de l’hélium superfluide à un câble supraconducteur plat. Une soudure de haute qualité, obtenue à partir d’un alliage d’étain, de plomb et d’antimoine, est réalisée grâce à un procédé de chauffage par induction, sur des longueurs unitaires de 265 mètres.
Le procédé d'assemblage que nous mettons en œuvre sur un banc de 18 mètres de long est entièrement automatisé. Il passe par toute une série de phases, à savoir le redressement du conducteur en cuivre, le déroulage du câble supraconducteur, le contrôle de la soudure, du chauffage par induction, le sertissage du câble sur le profilé en cuivre, suivi des phases de refroidissement, de contrôle par ultrasons et des contrôles géométriques dimensionnels, avant l’enroulage en simple galette sur un dispositif mesurant jusqu'à 4,50 mètres de hauteur.
Partie arrière du banc de production de 18 mètres de long
ACONIT : - Et après, que pourrait devenir ce banc de production prototype ?
L’équipe a fini la production de tout le conducteur nécessaire pour le projet depuis juillet 2017. Nous essayons de lui trouver une nouvelle application, mais il faudrait un projet un peu similaire pour envisager une réutilisation dans sa configuration actuelle. L’équipe a pris contact avec le CERN et le CEA pour voir si ces structures souhaiteraient aussi se doter de grosses bobines supraconductrices, mais ces projets sont très rares. Donc, pour l’instant, il n’y a pas de réutilisation directe envisagée, mais l’équipe réfléchit à une alternative de reconversion de cette ligne pour d’autres types d'utilisations, comme le bobinage des bobines résistives. De nombreuses possibilités sont envisagées.
Nos remerciements à Pierre PUGNAT pour nous avoir accordé le temps nécessaire à cette interview et à Gérard Chouteau pour nous avoir mis en relation.
Pour en savoir plus (note de la rédaction) :
La production de champs magnétiques élevés nécessite de fortes puissances électriques. Par exemple, au LNCMI de Grenoble, un aimant résistif produisant 37 teslas (nouveau record du LNCMI datant de début janvier 2018) consomme 24 Mégawatts. Pour aller au-delà de ce champ sans augmenter la puissance consommée, on lui adjoint un aimant supraconducteur qui ne consomme pas de puissance. L'ensemble constitue un aimant hybride.
Une bobine hybride est constituée de deux séries d'aimants de technologies différentes : des aimants résistifs en alliage de cuivre et un aimant supraconducteur. Les aimants résistifs sont disposés à l'intérieur de l'aimant supraconducteur.
Un aimant supraconducteur a cependant trois limites : il ne peut fonctionner au-dessus d'une température critique, d'un champ critique et d'un courant critique. Avec le matériau utilisé au LNCMI, on ne peut dépasser 10 teslas. On ne peut donc pas construire un aimant entièrement supraconducteur, dans la technologie actuelle, pour produire un champ de 43 teslas.