Destin d'objets scientifiques et techniques : Quand Grenoble concurrençait les Beatles ! Une histoire de scanner X (9/10 - année 2018)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 14 novembre 2018   2.9k

figure d'en-tête : Premier tomographe corps entier en cours de réalisation ; Edmond Tournier est debout, au centre (document LETI)


Par Xavier Hiron, ACONIT, chargé de mission Patrimoine scientifique et technique contemporain

 

Aujourd'hui, tout un chacun, dans le monde, connaît les performances et l'efficacité des techniques d'imagerie médicale et les côtoie d'une manière quasiment familière. Leur accessibilité nous est devenue naturelle. Pourtant, les techniques récentes associées à l'essor de l'informatique ont à peine plus de 40 ans et nombre d'entre vous seront peut-être heureux de découvrir que l’origine de leur développement en France est due à l'environnement de recherche technico-scientifique de l'agglomération grenobloise. Ce fut le cas pour le Scanner X qui, à partir de mesures de l’absorption d’un rayonnement X sous différentes incidences à travers un patient, permet la reconstruction d’une image en coupe des tissus traversés.


L'examen des faits

Dès la toute fin des années 1960, l'objectif des chercheurs grenoblois était d'arriver à numériser et à traiter « informatiquement » des images obtenues par rayon X. L'intérêt de cette démarche était de pouvoir bénéficier non plus d'images cumulatives classiques de l’absorption X rapportées sur un plan (images projectives), mais d'images traitées en coupe le long de sections anatomiques prédéfinies. Ce que l'on appela images tomo-densitométriques, car les mesures d’absorption X renseignent en effet sur la densité des tissus (le préfixe « tomo » indiquant qu’il s’agit d’une coupe). Mais à l'époque, les besoins en calcul numérique dépassaient les performances des calculateurs alors disponibles. Il faut noter aussi que l'Institut Laue-Langevin (ILL) avait effectué une série d'expériences en utilisant des multi-détecteurs pour des neutrons, ce qui se révélera d'une aide précieuse pour la suite*.

Durant cette période aussi, à Grenoble, le professeur Roger Sarrazin (anatomiste et chirurgien), en bon connaisseur du potentiel scientifique et technique, impulsait une collaboration fructueuse entre médecins du Centre hospitalier régional et universitaire (CHRU) et des ingénieurs du Centre d'études nucléaires de Grenoble (CENG). Celle-ci se concrétisait plus précisément avec le LETI (Laboratoire d’électronique et de traitement de l’information, dirigé alors par Michel Cordelle). Une instrumentation pour l’exploration fonctionnelle vasculaire par impédance électrique était en cours d'industrialisation. Grâce à cette réussite, Roger Sarrazin put entrainer dans sa dynamique collaborative un jeune neurochirurgien, Alim-Louis Benabid, qui effectuera une partie de sa thèse de physique au LETI, et un jeune ingénieur de l'Institut national polytechnique de Grenoble (INPG), dénommé Jean François Le Bas, qui s’engagea pour sa part dans un cursus complet d’études médicales. L’un et l’autre s’appliquèrent ainsi à acquérir une double compétence qui s’inscrivait dans le domaine porteur de la biophysique. 

 

La concurrence s’établit 

Parallèlement, depuis le début des années 1970, l'anglais Godfrey Newbold Hounsfield développait, à partir des travaux théoriques de l'américain Allan MacLeod Cormack, un équipement scanner capable de restituer une image en coupe du cerveau. Il utilisait des capteurs discrets se déplaçant en translation et en rotation, dans un mouvement coordonné avec celui d’une source de rayons X, autour de l’axe de la tête du patient. La particularité de ces travaux résidait dans le fait qu'ils étaient entièrement financés par la major de disques EMI (Electric and Musical Industries) qui, soucieuse de réinvestir les revenus mirifiques qu'elle avait tiré de la Beatlemania, s’offrit un véritable laboratoire de recherche industrielle, dans le but de diversifier ses activités.


Figure 2 - G.N. Hounsfield posant devant un scanner de cerveau obtenu avec l'équipement présent en arrière-plan (image Internet)



Informé par Louis-Alim Benabid, qui avait fortuitement eu connaissance de ces avancées, Edmond Tournier, alors chef d'équipe au LETI, se précipite à Londres pour assister aux toutes premières acquisitions d'images. A son retour, avec ses collègues Robert Allemand et Roger Gariod, ils font le constat des complémentarités proposées par les technologies anglaises et françaises, ce qui les incite à se lancer dans cette aventure. 

C’est lors d’une réunion en 1974 à laquelle participait Michel Geindre (responsable du service de radiologie au CHU de Grenoble, mais aussi président du Collège des enseignants en radiologie de France), que la Direction du LETI/CENG et celle de la Compagnie générale de radiologie (CGR, représentée par Serge Roger) lancèrent le projet instrumental d’un premier prototype de tomographe corps entier. Il fut construit au LETI/CENG par l'équipe d'Edmond Tournier, et rendu opérationnel dès 1976. Ce prototype intégrait des innovations technologiques majeures : adaptation de l'appareil à la morphologie d'un corps complet (dit scanner corps entier), multi-détecteur courbe, mouvement de rotation seule, algorithme de reconstruction rapide par déconvolution**.

Un deuxième prototype est bientôt lancé, toujours avec la CGR pour partenaire, qui préfigura plus précisément les équipements futurs en permettant l’exploration du corps entier. Il sera installé en 1978 au CHU de Grenoble, dans le service de radiologie des professeurs Michel Geindre et Max Coulomb, et restera en service pendant de longues années.


figure 3 - Images tomo-densitométriques (ou TDM) du thorax et de l'abdomen (documents CHU Grenoble)


Ce fut une étape fondatrice très importante pour la visibilité de Grenoble dans le domaine de  l’imagerie médicale. Jean-François Le Bas, qui terminait ses études de médecine et travaillait au CHU comme attaché scientifique avec le professeur Roger Sarrazin, s’inscrivit résolument dans l’accompagnement de ces développements et s’orienta assez naturellement vers la pratique de la radiologie, qu'il avait contribué à faire progresser.


Acquis des scanners et retombées de cette aventure

Pour avoir été le promoteur de cette technologie innovante, G.N. Hounsfield obtiendra le prix Nobel de médecine en 1973. Le scanner X, en effet, va rapidement devenir l’examen de référence pour l’exploration radiologique, qu’elle soit à visée diagnostique ou préopératoire des lésions invasives, pour la surveillance sous traitement des lésions profondes ou pour le guidage de gestes thérapeutiques (domaine chirurgical ou en radiothérapie). Le constructeur français CGR sera racheté quelques années plus tard par le constructeur américain General Electric, qui imposera ses propres équipements.

Aujourd’hui, les scanners X de dernière génération affichent des performances largement étendues,  avec des acquisitions volumiques en corps entier, des temps de reconstruction instantané, des résolutions spatiales sub-millimétriques et des doses d’irradiation faibles, ouvrant la voie à des  gestes médico-chirurgicaux guidés et à des explorations fonctionnelles poussées (études de la vascularisation et de la perfusion tissulaire par exemple), qui se sont généralisées dans le diagnostic et le suivi de traitement de nombreuses pathologies.


figure 4 - Trois images actuelles de scanner cérébral (document CHU Grenoble)


Par la suite, les équipes de recherche scientifiques et médicales grenobloises, fortes de leur expérience acquise auprès des scanners, relèveront de nouveaux défis en se tournant vers d’autres techniques : l’imagerie de médecine nucléaire (γ Cameras, PET Scan), puis l'imagerie par résonance magnétique, couramment appelée IRM. Jean-François Le Bas, en tant que chef du service de neuro-imagerie du CHU de Grenoble, et Louis-Alim Benabid, chef du Service de neurochirurgie, continueront durant de longues années leurs activités respectives de recherche et de pratiques médicales au bénéfice des neurosciences grenobloises.

 

Note : 

* en effet, dès 1968, Robert Allemand et Edouard Roudaut avaient développé pour le CEA et breveté un premier multi-détecteur à neutrons de type “fils tendus". Puis le groupe de Robert Allemand en avait construit d’autres pour l’Institut Laue-Langevin (ILL). Il maîtrisait donc cette technologie qui s’appliquera aux rayons X aussi bien qu’aux neutrons.

* procédé utilisé en traitement du signal basé sur la mise en œuvre de calculs en boucle destinés à inverser les effets de « bruits de fond » observés lors de l'acquisition d'images numériques.

 Remerciements à Jean-François Le Bas pour la relecture avisée de cet article.

 

Pour en savoir plus : vous pouvez consulter l'ouvrage De la mesure à la robotique, 1960-2000, catalogue d'exposition du MGSM, octobre 2007

(voir l'exposition virtuelle à la page http://musee-sciences-medicales.fr/exposition-de-la-mesure-a-la-robotique/)