Désobéissance alimentaire

Publié par Antoine Lamotte, le 4 janvier 2022   870

Je me réveille, la fenêtre vient de claquer et le rideau flotte sous l’effet du vent. Je ne me souviens pas de l’avoir laissée ouverte. Bon.

Je vais me faire un café. Il est déjà fait, et bue. Il reste une tasse dans la cafetière. Je ne me souviens pas avoir bu un café hier soir. La nuit n’a pas été si mauvaise, la journée d’hier non plus. Encore plus bizarre.

Ça ne m’arrive jamais tout ça.

Il est l’heure de partir. Je commande mon taxi, en finissant mon café, froid, au prix qu’il est je devrais prendre le temps de l’apprécier. Je check mes mails en sortant sous la pluie. Encore une journée à lutter contre des virus informatiques qui envahissent nos bases de données ...

Je file chez moi avant d’aller en centre-ville. La journée de travail m’a fatiguée et j’ai besoin de me changer. J’allume les infos dans l’autotaxi, toujours les mêmes rengaines : la Chine continue d’attaquer les États-Unis avec des polluants, des tonnes de carbone et de pluies acides ; les États-Unis survivent et ripostent grâce à leur avantage technologique indéniable ; le reste du monde souffre. Le prix du blé s’envole, à plus de 1 000 euros le kilo. Il est bien loin le temps des crises où les valeurs inquiétantes étaient de 285 euros la tonne, ou émettre plus de 39 milliards de tonne de carbone était inquiétant [1]. Quand est-ce que c’était tout ça d’ailleurs... 2020 ? 2030 ? je ne sais plus, les crises sanitaires se suivent et se ressemblant, le non-changement de nos actions politiques rendant notre passé toujours plus flou et homogène.

En arrivant dans ma rue je me rends compte que mon sentiment de ce matin n’est pas parti. L’inconfort d’avoir été surprise me suit, comme si quelqu’un me fixait depuis ce matin. Pourtant j’ai passé la journée seul avec mon écran.

Ah.

Il y a quelqu’un devant chez moi. Un bonnet vissé sur la tête, des cheveux noirs en bataille, un manteau marron taché et des chaussures de sécurité boueuse, et mon mug préféré à la main. Elle s’en va tranquillement lorsque l’autotaxi s’arrête devant mon appart.

Mon sentiment de mal être m’oppresse d’un coup. Mais quand je sors sous la pluie, l’air humide et froid me remplit les poumons et je la suis. Je ne cours pas, je veux savoir où elle va.

Je suis trempée. Il est tard maintenant mais on continue de marcher. Je sais qu’elle sait que je suis là ; elle s’est retournée à un feu pour m’attendre.

On arrive aux abords de la ville. Il n’y a plus d’autotaxi dans la rue, autant dire que nous sommes toutes seules dehors.

La rue est déserte, il n’y a pas de maison, seulement des habitations en tôles, des tentes et des poubelles. C’est le quartier le plus pauvre ; il n’y a rien d’agréable ; le gris de la ville pourrait paraître accueillant face au spectacle que j’ai devant moi.

Elle est rentrée dans cette grande tente, je le sais, je le sens. Je m’y engage.

Il y a deux parois dans la tente, dont une transparente, comme pour rentrer dans un bloc chirurgical. L’air à l’intérieur est chaud, sec, doux. J’ai l’impression de respirer de nouveaux. Il n’y a que peu de lumière mais je peux voir. La tente est immense, elle est reliée à d’autres, il y a des portes et des couloirs. Je me tiens au centre de tables couvertes de terre, de plantes je crois. Dans un coin il y a un réservoir d’eau, et un bureau remplit de papiers et de livres : Histoire des agricultures du monde, Les mondes de l’agroécologie, Biologie du sol [2,3,4]... et tant d’autres. Je ne comprends pas. Il y a des câbles et des tuyaux à gauche à droite, de la terre noire un peu partout. Je m’approche de la table, et entre les pieds je découvre une sorte de petits serpents qui s’acharne à vouloir rentrer dans le sol. Il est gluant et n’a ni tête ni œil. Je le repose et le regarde.

Je sursaute en l’entendant rentrer dans la tente. Elle est plus petite que moi, elle a délaissé son manteau pour un pull en laine.

  • Qu’est-ce que tu fais ici ? me demande-t-elle : son ton n’est ni froid ni sec mais j’y perçois de l’agacement.
  • Je t’ai suivie, tu as mon mug. Tu es rentrée chez moi ce matin. C’est bien toi ?
  • En effet. Fort bon ce café, il ne te coute pas trop cher j’espère.
  • Qu’est-ce que c’est tout ça ? Pourquoi tu t’introduis chez moi ? On ne se connait pas !
  • Je pourrais te dire la même chose alors calme toi.

Je ne comprends pas, on se regarde, j’ai toujours ma main dans la terre, c’est humide, frais. Je la retire, regarde autour de moi et reviens vers elle. Elle s’est placée de l’autre côté de la table et s’occupe des plants.

  • Où est-ce qu’on est alors ? je peux avoir des explications sur ça au moins ?
  • Tu ne sais pas ? Tu n’as jamais entendu parler de nous ? ça me rassure.
  • Vous ?

Elle relève la tête, les mains noires de terre, j’aperçois un autre petit serpent se balader, un petit cafard aussi. Elle me fixe de ses yeux sombre.

  • Je ne rentre pas chez les gens pour rien. Nous avons besoin de toi. Tu n’as peut-être pas conscience de certaines choses. Il faut que je t’explique alors ne m’interromps pas. Nous sommes en 2072. Le monde continue de se déchirer depuis vingt ans. Les populations souffrent et perdent tout pouvoir de décisions. Alors nous avons décidé d’agir sans demander notre reste. Nous ne sommes pas nombreux et nous ne voulons de mal à personne. Qu’ils se détruisent, nous, nous sommes suffisamment prêts maintenant, enfin presque.
  • Nous sommes issus de tous les horizons et nous ne voulons que vivre dignement et en accord avec nos idéaux. Le principal problème étant de se nourrir nous avons conçus ces tentes. Elles sont des foyers de vies, des refuges pour la biodiversité. Nous n’avons rien créé en fait à part un abri où tout ça peut se développer. Nous avons sauvé ce qui restait à sauver.
  • La terre que tu vois est pleine de vie. L’agriculture au dehors, à part les problèmes de prix qui vous empêchent de vous nourrir correctement, a détruit, sous la pression des lobbies les sols, la nature et la biodiversité. La production est sous perfusion des intrants chimiques [5].
  • Ici nous essayons de revenir à des systèmes vertueux. Nous avons capturé et installé tous les organismes -de ce qu’il en restait- nécessaires au bon fonctionnement des sols et nous avons adapté nos méthodes de culture en fonction.

Tu vois ici un lombric qui remonte à la surface, c’est surement un épigé, ils se nourrissent de la litière et aèrent les premiers centimètres du sol. Ce modelage est nécessaire à ce que l’oxygène rentre dans le sol facilitant la décomposition de la matière organique et ainsi son intégration par les végétaux [6].

Elle secoue doucement un végétal et me regarde enfin : « ça va tu captes jusque-là ? » j’acquiesce la tête, mes souvenirs de certains articles et cours font surface.

  • Très bien. Avec cet espace créé l’eau pénètre mieux dans le sol, et descend au niveau des racines. Les autres organismes peuvent aussi se faire une place. Les arthropodes, autrement dit les insectes, mais attention, beaucoup plus petits que les cafards qui trainent dans ta cuisine, décomposent les restes de feuilles, et d’organismes [6]. Ils produisent une matière minérale qui est aussi bien assimilable par les plantes que nécessaire au développement d’un bon sol. Ces matières minérales permettent aux éléments de se fixer et d’être ainsi stockés dans le sol [2, 6]. Les plantes, ce qui nous intéresse nous, peuvent utiliser ce stock à leur grès selon leur période de développement.
  • Ces insectes sont de formes et d’origines multiples. Tu ne les verrais qu’au microscope pour certains, mais ils sont dignes de nos plus grands monstres de cinéma. Les collemboles, les arachnides, les myriapodes, les nématodes et les protozoaires, autant de noms étranges que de formes biscornues. Tout ce petit monde cohabite avec des bactéries, et surtout plein de champignons [7] ! Ils sont bien souvent nécessaires aux racines pour atteindre les éléments nutritifs nécessaire à la plante. Les champignons, le plus souvent on ne les voit pas mais sans eux il n’y aurait plus grand-chose.

Ici tu as des tables avec peu de sol parce que ces plantes n’en n’ont pas besoin de beaucoup, ce sont des tomates, il leur faut un sol riche mais la profondeur n’importe peu.

Des tomates ! je ne savais pas que ça poussait comme ça, et je ne pensais surtout pas en voir dans ma vie ! La tomate est aux alentours de 300 euros l’unité, autant dire qu’à ce prix-là je préfère mon café quotidien.

  • On a reconstitué des sols beaucoup plus profonds qui nous permettent de faire des céréales, et d’avoir tous les fruits et légumes qui poussaient auparavant sur ces terres.
  • Attends. Vous ne mangez pas les lyophilisés distribués ?
  • Ahah bien sûr que non. On les prend rarement pour faire des stocks en cas de besoins. On se nourrit avec ce que tu vois.
  • Je ne comprends pas bien, et je comprends encore moins ce que je viens faire là-dedans.

Elle s’appuie sur la table.

  • On a besoin de toi, de tes talents de geek. Comme tu vois on est un peu résistant à la technologie ici. Et on est en manque de diversité génétique. Il nous faut des plans nouveaux pour faire des croisements. Sans échanges de semences nos plants sont génétiquement trop semblables et deviennent trop sujet aux maladies, nos rendements aussi diminuent.
  • Et moi quoi ?
  • Et toi tu vas nous fournir des graines. Tu vas nous trouver les derniers espaces non urbanisé et en friche dans cette région. Nous n’avons pas accès aux technologies de pointe permettant l’identification de ces lieux.
  • Tu veux parler des zones de non droit ?
  • Oui c’est là que les dernières espèces sauvages se développent. On espère y trouver des graminées et les croiser avec les nôtres pour regagner en diversité et survivre encore un peu.
  • Attends c’est dangereux ça pour moi. C’est illégal.
  • En effet mais c’est aussi ta liberté que tu trouveras.

[1] Canadell P., Le Quéré C., Peters G., Friedlingstein P., Andrew R., Jackson R. (2021) Combien de tonnes d’émissions de CO2 pouvons-nous encore nous permettre ? The Conversation: https://theconversation.com/co...

[2] Carnavalet, C. (2015). Biologie du sol et agriculture durable : Une approche organique et agroécologique.

[3] Doré, T., & Bellon, S. (2019). Les mondes de l’agroécologie.

[4] Mazoyer, M., & Roudart, L. (2002). Histoire des agricultures du monde : Du néolithique à la crise contemporaine. Éditions du Seuil.

[5] Enjolras, G. (s. d.). L’assurance récolte, un substitut crédible aux pesticides ? The Conversation. Consulté à l’adresse http://theconversation.com/las...

[6] Gobat, J.-M., Aragno, M., & Matthey, W. (2010). Le sol vivant : Bases de pédologie, biologie des sols (3e éd. revue et augmentée). Presses polytechniques et universitaires romandes.

[7] Selosse, M.-A. (2017). Jamais seul : Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations. Actes Sud.