Des étudiants de l'UJF font des sciences au Fab Lab de la Casemate

Publié par Joel Chevrier, le 26 août 2015   4.2k

Depuis 2014, Joël Chevrier, Professeur de Physique à l'Université de Grenoble propose un cours au Fab Lab de la Casemate. Une expérience enrichissante qui sera reconduite cette année.

Il y a quelques semaines se tenait  FAB 11 à Boston. Il s’agit du rassemblement international de la communauté Fab Lab autour de Neil Gershenfeld, Professeur au MIT, Directeur du "Center for Bits and Atoms" et créateur du concept de Fab Lab et du cours associé "How to make (almost) anything ?". C’est dans cet esprit que nous avons ouvert l’an dernier un cours "Fab Lab et sciences expérimentales" dans le cadre des cours optionnels que propose l’Université Joseph Fourier (UJF) en Licence de Sciences & Technologies. C’est donc une initiative de l’UJF et de La Casemate, en partenariat avec l’Ecole Supérieure d’Art et de Design de Grenoble-Valence et la Résidence ENSCI Les Ateliers à MINATEC Grenoble.

En pleine action au Fab Lab de La Casemate avec le Fab manager Jean-Michel Molenaar (à gauche) (crédits : Joël Chevrier)

Pour de jeunes étudiants d’origines très diverses, des scientifiques de tous bords mais aussi des artistes et des designers, il s’agit en travaillant dans le Fab Lab de La Casemate à Grenoble, de rendre réel(le) une idée innovante ou un concept scientifique à travers un dispositif. Le programme est finalement très simple : « En mobilisant vos connaissances et votre créativité dans le Fab Lab, essayez de faire émerger quelque chose d’étonnant et d’abord d’étonnant pour nous ». Voilà pratiquement le total des consignes données aux étudiants par les encadrants Jean-Michel Molenaar, responsable du Fab Lab et Joël Chevrier, professeur de physique à l’UJF et professeur associé au CRI Paris, le Centre de recherche interdisciplinaire de l’Université Paris Descartes. La vingtaine d’étudiants qui travaillent en petits groupes pluridisciplinaires de trois ou quatre les lundis soirs de chaque semaine entre la rentrée et Noël disposent de leurs connaissances, de leur créativité, et des outils du Fab Lab comme les imprimantes 3D - machines emblématiques des Fabs Labs - les découpeuses laser, les micro-capteurs, les Arduino ou leurs équivalents et les outils numériques associés. Ils peuvent aussi dialoguer avec la sphère Fab Lab de part le monde qui est un réseau d’échanges très actif et bien entendu contacter des scientifiques et enseignants grenoblois.

Lumière et vibrations

L’an dernier, ce fut la toute première édition avec deux thèmes : Lumière et Vibrations. Parmi la dizaine de projets engagés, nous avons eu "Comment écouter au loin ?" avec la construction d’oreilles géantes dont on voit une ébauche sur la photo ci-dessous, ou encore "Ecouter le bruit du monde autour de nous" avec des micro-accéléromètres installés sur les canalisations d’eau de la Casemate (voir deuxième photo suivante) dans un projet qui rappelle celui du physicien Joseph Paradiso au MIT Media Lab autour des capteurs ambiants [lire aussi "L'accéléromètre pour écouter les vibrations du monde"].

Projet "Comment écouter au loin ?" avant la couverture de cette structure assemblée de pièces en bois découpées au laser suivant les plans des étudiants (crédit : Joël Chevrier)

Des accéléromètres partout pour mesurer les vibrations ambiantes qui sont l’imperceptible - mais partout présent - bruit du monde, une sorte de rumeur inaudible (crédit : équipe projet "Echouter le bruit du monde autour de nous")

Autre exemple : le projet "Eclipse", sur une idée d’un étudiant en design, a combiné lumière et vibration suivant le programme affiché ci-dessous pour un résultat surprenant d’élégance.

Eclipse, un projet « ondes et lumière »

Ces trois projets soulignent une belle diversité. Celle-ci est aussi très stimulante pour des encadrants heureusement fervents adeptes de "la culture du oui" chère à Francois Taddei, Directeur du CRI Paris, et qui s’entendent dire devant une idée naissante et donc nécessairement mal dégrossie voire incertaine : « OK, c’est intéressant et voyons ensemble comment on fait avancer ton idée… ». Au plan pédagogique, ce cours cherche à s’inscrire dans le mouvement de la Science Frugale. Construire un microscope optique aujourd’hui n’est pas difficile. En fait cela revient à l’acheter. Le fabriquer en carton pour un 1$ comme dans le fait Manu Prakash à Stanford University dans un Fab Lab est bien plus intéressant. C’est aussi bien plus stimulant.

Cela permet une reproduction locale à la demande des utilisateurs en partageant l’information. Cette démarche qui est au cœur de l’idée des Fab Labs, est typique de l’innovation ouverte (open innovation). C’est souvent un peu surprenant pour nos jeunes étudiants.

Le "Foldscope", microscope optique à 1$ à mettre devant son œil (crédit : vidéo de GeoBeats News)

Cela nous amène à préciser le programme "How to make (almost) anything ?" cité plus haut. Clairement il n’est pas souhaitable de faire à peu près n’importe quoi. Cela devient un objectif dans ce cours que de se poser la question d’une science citoyenne et de sa place dans notre monde. Le microscope à 1$ veut être un outil simple d’analyse de la présence de parasites dans l’eau. Il rejoint le projet Eyego qui transforme un smartphone en outil d’ophtalmologie de terrain grâce à une imprimante 3D pour faire de premières investigations de la rétine (voir ci-dessous).

Projet Eyego (crédits : David Myung / Stanford)

A l’inverse, l’invasion des microcapteurs indétectables et très performants peut conduire facilement à des intrusions brutales dans la vie privée. Le signal de l’accéléromètre des derniers smartphones permet d’une part d’écouter marcher des insectes - et c’est magique - mais aussi d’enregistrer une conversation en captant les vibrations induites par le son dans l’environnement. Des étudiants au MIT ont même enregistré une conversation en filmant les vibrations d’un paquet de chips posé sur la table [lire l'article de l'auteur sur son site "Ecouter parler un paquet de chips : version High Tech de « l’essentiel est invisible pour les yeux» ?"].

Fab Lab & science frugale 

Et puis s’il s’agit de réaliser un projet en ayant carte blanche et des moyens illimités, ce n’est même pas drôle. Bien sûr que dans ce cas, on réussira (c’est bien le moins) ! Mais quel intérêt ? Quels acquis pour les étudiants ? Il est certainement bien plus intéressant de faire avec le minimum, avec des matériaux et des outils récupérés même, c’est bien l’idée au cœur de la Science Frugale. Deux étudiants nous ont proposé de construire "un robot marcheur" et un autre groupe "une main articulée". Tapez ces mots-clés dans Google et craignez le pire. Pour le premier, 10 millions de réponses sans compter les jouets déjà très sophistiqués et pour le second, c’est pire : 25 millions. Nous avons tout de même accompagné les étudiants dans leurs projets respectifs mais à certaines conditions.  En particulier, nous leurs avons demandé d’utiliser d’abord le Fab Lab et pas un carnet de chèques, pour construire soieux-mêmes (on dit DIY pour "Do It Yourself" dans le petit monde des Fabs Labs…) les différents éléments, c’est-à-dire les articulations des membres du robot et les capteurs de mouvement de la main sur la base de capteurs de flexion résistif « fait main ». Des solutions à ces questions sont bien connues dans le monde des Fabs Labs mais on peut aussi avoir l’idée d’une solution innovante utilisant la puissance de la technologie ambiante si bon marché. C’est ce dont témoignent le microscope à 1$ qui renoue avec l’origine historique du microscope optique avec une lentille unique et de son utilisation en biologie (voir ci-dessous), et le détournement du smartphone pour faire de l’ophtalmologie de terrain.

Réplique du microscope de Van Leeuwenhoek (1632-1723) qui permit les premières observations de protozoaires et de spermatozoïdes. Le microscope à 1$ est en fait très proche (crédit : Wikimédia commons)

Bien sûr, dans ce contexte et dans le temps limité d’un cours de 24 heures au total, le résultat, pour la plupart des groupes, présente des performances limitées (quand il parvient à présenter des performances tout court). Mais on apprend certainement bien plus en se cassant la tête ainsi et on apprend aussi à apprendre avec les autres. En effet, "apprendre à apprendre" avec les autres en se coltinant avec le réel pour innover est un des objectifs majeurs de ce cours. La connaissance, le savoir, l’expérience des autres sont aujourd’hui disponibles ici et maintenant sur les réseaux, les forums, etc. Comment, ici et maintenant à nouveau, peut-on les trouver, les utiliser, les lire et les réinventer pour innover ? Immédiatement, les étudiants, et en particulier les scientifiques,  s’aperçoivent combien les connaissances abordées à l’université, dès la première année, sont bien d’usage dans le monde réel autour d’eux, et très efficaces. Leur surprise a quelques fois des allures de Monsieur Jourdain : « … et quand je monte ce dispositif, je fais de la science ? ».  S’apercevoir que l’on peut ramener sa science, est en fait un vrai plaisir !

Au-delà de la mise en œuvre expérimentale, de la mesure et de la performance qui so t des objectifs classiques de l’enseignement expérimental au lycée ou à l’université, on cherche ici à donner à voir et à percevoir à tous les publics, aussi bien dans le fonctionnement du dispositif produit que dans sa structure même. Pour obtenir ce résultat, il faut créer une synergie entre des étudiants aussi différents que des scientifiques, des designers et des artistes. Le "Do It Yourself" nous semble le meilleur moyen pour créer les conditions de la collaboration entre ces différents étudiants. Faire ensemble, travailler au même dispositif et se confronter à la difficulté de fabriquer un dispositif qui marche. Appelons cela se confronter ensemble à "la résistance du réel" (1) pour créer un dispositif.

Un enseignement tout terrain

Le Fab Lab, ses outils, son couplage au monde numérique, son lien très fort à travers les réseaux avec une communauté internationale, est bien le lieu idéal pour développer cette pédagogie du "faire pour apprendre" qui vient aussi bien sûr s’appuyer sur la créativité et mobiliser les connaissances d’étudiants d’origines très diverses. Scientifique, designer, artiste, chacun vient avec ses outils, ses méthodes, sa vision du monde, son projet futur aussi au sein de notre société. Pas facile tout de même de trouver comment mettre chacun en position de contribuer au projet commun avec ses propres compétences et en s’appuyant sur les autres. Encadrants, nous cherchons donc à créer les conditions de cette synergie en nous appuyant sur le modèle du Fab Lab, et à un moment donné, moment que connaissent bon nombre d’éducateurs, et bien sûr de parents, c’est « vogue la galère ! ». Il nous semble que nos étudiants doivent prendre confiance en eux, s’apercevoir de la force de leurs propres connaissances et faire le chemin vers les autres étudiants pour partager et additionner leurs connaissances.

2014–2015 fut la première année pour cet enseignement dans lequel on cherche à ce que les sciences expérimentales pratiquées au Fab Lab soient construites sur l’esprit aventureux de la recherche et de l’innovation (2). Un baptême du feu tant ce cours qui réunit une vingtaine d’étudiant le lundi soir au Fab Lab de la Casemate est "un enseignement tout terrain". En clair, il faut finalement souligner ce qu’ont vraiment vécu les étudiants et leurs encadrants : la plupart du temps comme l’a souvent évoqué aussi Jean-Marc Lévy-Leblond, c’est comme dans les labos de recherche… ça ne marche pas et on se bagarre avec "la résistance du réel". Je ne me lasse pas de "c’est tombé en marche !", une expression que j’ai apprise lors d’un repas avec d’anciens ingénieurs du LETI. Mais tout cela ne fut pas une surprise : on l’avait tous bien cherché !

Une exploration dans le monde entier

Nous ne sommes évidemment pas le seul site universitaire en France, en Europe et dans le monde à explorer les modalités d’un enseignement scientifique au Fab Lab basé sur le DIY en lien avec une innovation interdisciplinaire et en associant des acteurs et des participants très variés. Impossible ici d’en faire le tour tant tout cela évolue et grandit rapidement, comme je peux m’en rendre compte en travaillant sur les mêmes questions au CRI Paris, un des lieux de recherche et d’exploration sur ces questions en France. Des sites comme Makery (3), sites d’information en ligne sur les Fabs Labs permettent aussi de prendre la mesure de ces initiatives et de cette évolution joyeuse qui va offrir de nouvelles opportunités notamment pour l’enseignement des sciences.

La collaboration fondée sur le "faire ensemble" entre les designers et les scientifiques pour explorer les représentations de la science, est un nouveau sujet de recherche aussi passionnant que difficile. Je suis physicien, j’adore travailler avec des designers et je me réjouis des résultats en particulier pour innover en enseignement expérimental des sciences comme le montre notre travail sur les smartphones [lire aussi "L’iPhone : "pocket lab" pour les étudiants en physique"]. C’est à mon tour d’être un Monsieur Jourdain : pourquoi ? Ce n’est pas seulement un goût personnel car d’autres le font aussi.

Quand scientifiques et designers collaborent...

Cette collaboration Sciences&Design est au cœur de l’activité du groupe de recherche « La Physique autrement » fondé par l’Institut de Physique du CNRS et l’Université Paris Sud, au Laboratoire de Physique des Solides à Orsay par Julien Bobroff et ses collaborateurs. Cette création implique aussi une chaire « La Physique Autrement » avec l’entreprise Air Liquide (4). Les productions de cette équipe avec des designers, notamment ceux de l’ENSCI Les Ateliers à Paris, pour l’Année mondiale de la supraconductivité sont des objets fascinants comme cette Tour Eiffel en modèle réduit dont les différentes étages lévitent grâce à des éléments supraconducteurs refroidis par de l’azote à l’état liquide (voir ci-dessous).

Conception : Alexandre Echasseriau / Conseillers scientifiques : Julien Bobroff, Frédéric Bouquet (LPS) / Partenariat CNRS - Université Paris Sud - Supra2011 (voir plus de photos ici)

Voir aussi les productions en cours dans le cadre de l’année mondiale de la lumière comme la vidéo ci-dessous.

Notre enseignement à Grenoble tente clairement de s’inscrire dans cette mouvance qui fait l’objet d’un projet de recherche intitulé : "Sciences, design et société : la fabrique des mondes contemporains". Il est financé depuis octobre 2014 par l’Agence Nationale de la Recherche.

Au total, ce sont bien l’esprit du Fab Lab, la puissance du numérique et la force du mouvement Open Innovation, qui permettent de construire ces enseignements. Sur cette base, on peut presque dire que chaque site a sa propre manière d’aborder cette nouvelle façon pour les étudiants d’apprendre et surtout d’apprendre à apprendre, ce qui deviendra certainement une partie de plus en plus importante de la formation et de la culture des nouvelles générations. Rendez-vous dans quelques années pour voir comment les étudiants nous auront étonnés et vers quels horizons ils nous auront conduits.

D’ici là, chers lecteurs, nous espérons vous faire partager plus directement cette aventure. Lors de la première année, nous nous sommes attachés au travail sur les dispositifs et leurs réalisations. Nous avions, à dire vrai, un peu "le nez dans le guidon". Nous n’avons pu comme nous l’aurions souhaité, produire les documents, les vidéos, les illustrations qui auraient permis de mieux se rendre compte de l’activité, alors que c’est en fait une partie importante du projet pédagogique. Il faut aussi pratiquement en temps réel réfléchir sur ce que l’on est en train de faire, identifier les connaissances mises en œuvre et observer comment on travaille ensemble. Lors de l’édition 2015–2016, nous souhaitons raconter en ligne les histoires associées à la réalisation de ces projets. Rendez-vous donc dans quelques semaines aux lecteurs qui souhaitent nous suivre sur le site de Echosciences.

>> Notes :

  1. On pense ici à la réponse apportée par Jean Renoir à cette interrogation byzantine sur le cinéma naissant : Le cinéma est-il un art ?. "Qu'est-ce que ça peut vous faire?" est ma réponse. Faites des films ou bien faites du jardinage. Ce sont des arts au même titre qu'un poème de Verlaine ou un tableau de Delacroix. [...] L'art n'est pas un métier, c'est la manière dont on exerce un métier. C'est aussi la manière dont on exerce n'importe quelle activité humaine. Je vous propose ma définition de l'art : l'art, c'est le "faire". L'art poétique, c'est l'art de faire des poèmes. L'art d'aimer, c'est l'art de faire l'amour".
  2. Toute une éducation à refaire, entretien entre Philippe Nozières et Valérie Malgrange ; Le Monde de l’éducation 1998
  3. « Makery informe sur l’actualité des fablabs, makerspaces, hackerspaces, médialabs, biohacklabs. Là où se bidouille le futur »
  4. « La chaire « La Physique autrement » favorise le développement d’actions innovantes de vulgarisation de la physique moderne depuis les laboratoires vers le grand public, notamment via la création d’un réseau inédit de recherche et de réflexion (regroupant physiciens, enseignants, designers, artistes, etc.) ou via la création d’une gamme de démonstrateurs de physique en open source (développée avec des designers, etc.) »