Des chercheurs de l’Inac expliquent les effets des gaz de la Grande Guerre
Publié par Marc Jary, le 16 mai 2014 7.2k
L’expertise en toxicologie de l'Inac est reconnue par la communauté scientifique internationale. Le 100ème anniversaire du début de la Grande Guerre est l’occasion de présenter les travaux conduits à Grenoble sur les lésions de l’ADN causés par les gaz de combats.
14-18. La catastrophe. La France est un pays de commémoration. Mais triste anniversaire que celui de la Grande Guerre. Un des événements les plus marquants du XXème siècle, qui a provoqué plus de décès et causé plus de destruction matérielle que toute guerre antérieure. Plus de 20 millions de personnes disparues. Des batailles titanesques : Verdun, Somme, Artois, Marne, Chemin des Dames. Tranchées, boue, baïonnette et guerre des gaz. Les combats sont marqués seulement par quelques centaines de mètres d’avance ou de recul sur un front de 700 km. Un dénouement à cette guerre de position est recherché avec l’utilisation de l’arme chimique. Fin 1914, l’utilisation de substances lacrymogènes et suffocantes débute. Apparue en 1917, l’ypérite (lire texte en fin d'article) ou gaz moutarde devient rapidement le gaz de combat le plus utilisé dans les tranchées.
« Le mode d’action de ce composé chimique, qui agit sur l’organisme à de nombreux niveaux restait assez méconnu, explique Thierry Douki, responsable du SCIB à l’Inac. Nous avons analysé les dommages induits par l’ypérite sur l’ADN ». Le SCIB s’intéresse en effet à l’impact de nombreux agents physiques et chimiques sur l’ADN. Initialement impliqué en radiobiologie, l’équipe a étendu ses études à d’autres domaines. Une de ces spécificités est l’utilisation d’outils de chimie analytique sensibles basés sur la spectrométrie de masse.
Sous sa forme pure et à température ambiante, l’ypérite est un liquide visqueux incolore et sans odeur qui inflige, après quelques minutes à quelques heures, de graves brûlures chimiques des yeux, de la peau (cloques) et des muqueuses, y compris à travers les vêtements et à travers le caoutchouc naturel des masques. Dans 10 % des cas, l’effet est létal. Les 90 % de survivants « les gazés » montrent une vision démoralisante à la population - ce qui est l’objectif. Plus tard, des études montreront que l’ypérite peut aussi induire des cancers internes. La problématique de l’ypérite reste d’actualité à cause des conflits et du terrorisme mais aussi des obus toujours enfouis dans les anciens champs de bataille.
« D’où l’importance de mieux comprendre les mécanismes d’action de ce composé pour prendre en charge les personnes exposées par accident, guerre ou attentat. L’ypérite est un composé chimique qui se fixe irréversiblement sur quasiment toutes les molécules présentes au sein des organismes vivants : protéines, sucres, graisses et l’ADN ». Le SCIB, associé à l’Institut de recherche biomédicale des armées à la Tronche, l’un des deux laboratoires en France à manipuler ce type de composé, a exploré l’effet de l’ypérite sur l’ADN au niveau de la brûlure et dans les différents tissus des organes internes de souris.
En contact avec la peau, l’ypérite produit une réaction inflammatoire très vive et induit des nécroses locales. On retrouve de nombreux dommages de l’ADN dans la peau. Ils sont assez efficacement éliminés mais l’on en retrouve encore trois semaines après l’exposition. De plus, une large fraction de l’ypérite traverse la peau et diffuse dans l’organisme jusqu’aux organes internes. Les analyses réalisées par le SCIB ont montré la présence de dommages à l’ADN dans tous les tissus étudiés.
« Fait aggravant, les processus de réparation qui normalement "nettoient" l’ADN sont partiellement bloqués par l’ypérite, complète Thierry Douki, ce qui explique pourquoi les personnes qui survivent à une exposition ont un risque accru de développer sur le long terme des cancers des organes internes ». Autre élément relevé : alors que le foie, organe de dépollution de l’organisme, est en général le plus sensibles aux agressions chimiques, c’est le cerveau, organe le mieux protégé, qui est atteint le plus facilement par l’ypérite.
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La guerre des gaz
L'usage des gaz se développe rapidement dans deux directions. Une première utilisation à grande échelle est le chlore. 180 tonnes sont répandues par les allemands le 22 avril 1915 ; l’attaque fait près de 10 000 victimes (morts ou hors de combats). De nouveaux toxiques apparaissent par la suite, dont un vésicant redoutable, l’ypérite, mis en œuvre pour la première fois à grande échelle en juillet 1917 à Ypres en Belgique, d’où son nom. Autre innovation, le remplacement de l’épandage en nappes par des obus toxiques. Mais, passé la surprise initiale, l’efficacité des gaz de combat se révèle décevante : les masques protecteurs mis au point dès 1915 progressent plus vite que les moyens d’attaque. Si les pertes occasionnées pas les gaz n’ont représenté qu’un très faible pourcentage des pertes de la guerre 14-18 (4 % au maximum sur les fronts occidentaux), leur emploi laisse un souvenir de terreur durable. Symbole de guerre industrialisée et totale.
>> Illustrations : Mensuel du CEA, Otis Historical Archives nat'l Museum of Health & medicine (voir sur Wikimédia Commons), Imperial War Museum (voir sur Wikimedia Commons)