Derrière la lanceuse d’alerte de Facebook, la censure !
Publié par Yannick Chatelain, le 8 novembre 2021 1.3k
par Yannick Chatelain : Professeur Associé Digital / IT, GEMinsights Content Manager, Grenoble École de Management (GEM)
« The More You Use Facebook, the Worse You Feel » (Plus vous utilisez Facebook, pire vous vous sentez).
Oui, Facebook nous déprime autant que l’usage abusif des réseaux sociaux où les usagers se mettent bien souvent en scène dans une course à l’échalote de la vie la plus merveilleuse qui soit… En 2017 deux chercheurs – Holly B. Shakya alors Assistant Professor of Global Public Health at UC San Diego et Nicholas A. Christakis qui dirigeait The Human Nature Lab à Yale et était le Co-Directeur du Yale Institute for Network Science le démontraient en 2017. La facebook depression avait donc depuis 2017 ses lanceurs d’alerte qui n’étaient nullement des salariés de la firme en charge du développement d’algorithmes visant un objectif commun à toutes les entreprises quelles qu’elles soient : la fidélisation…
Les résultats de ces chercheurs ont entre autres montré que « le fait d’aimer le contenu des autres et de cliquer sur des liens prédisait de manière significative une réduction ultérieure de la santé physique, de la santé mentale et de la satisfaction de vivre »
Certains chercheurs ont nié une possible altération de la santé liée à un usage abusif de Facebook malgré le nombre d’études allant dans ce sens.
La « lanceuse d’alerte » Frances Haugen, ancienne chef de produit Facebook ayant travaillé dans la division d’intégrité civique de l’entreprise, a fait fuiter des dizaines de milliers de pages de recherches internes sur l’entreprise. Selon elle, celles-ci démontrent que l’entreprise a fait preuve de négligence dans l’élimination de la violence, de la désinformation et d’autres contenus préjudiciables de ses services, et qu’elle a induit les investisseurs en erreur au sujet des efforts que la société disait s’engager à faire. En outre, dans une interview avec le Washington Post, Haugen a déclaré s’être rendue compte que la société ne divulguait pas d’informations importantes sur les méfaits de ses produits au public et aux décideurs chargés de la réglementation, créant une situation constituant une menace pour la démocratie.
Une dangereuse dérive menant vers plus de censure sur Facebook et sur internet
Toutes les controverses ayant parsemé le parcours de Facebook à propos de son usage – entre autres- des données personnelles des utilisateurs, n’en font certes pas un parangon de vertu. Toutefois, comme je le souligne, la nocivité potentielle des réseaux sociaux est connue de longue date. Il est de fait plutôt rassurant que l’entreprise en ait conscience, s’en préoccupe et puisse agir, et peut-être que ces révélations ont eu pour effet d’accélérer la mise en œuvre prochaine d’alertes visant à inciter les usagers à faire une pause Instagram quand ils passent trop de temps sur l’application, comme l’a annoncé Nick Clegg, vice-président des affaires publiques de l’entreprise, le 10 octobre dans une interview accordée à CNN.
Pour autant, par-delà le caractère
potentiellement nocif d’un usage abusif des contenus, dans cette période
de crise sanitaire, tout contre-discours est bien rapidement taxé de
complotiste et/ou de désinformation dès lors qu’il ne suit pas la ligne
de la pensée dominante, qu’il ne va pas dans le sens de ce que le
pouvoir et les médias se plaisent à nommer la doctrine, cet
ensemble de notions qu’on affirme être vraies et par lesquelles on
prétend fournir une interprétation des faits, orienter ou diriger
l’action.
À l’aune de cet état de fait il m’apparaît pour le moins très hasardeux de prétendre désigner une société privée comme devant être la garante de ce qui relève de l’information ou de la désinformation. Les États ne sont pas les derniers à désinformer, les gouvernements ne sont pas a priori et pas plus que tout citoyen les détenteurs de la vérité vraie.
C’est là une exigence bien douteuse qui pourrait vite dériver en atteinte dangereuse à la liberté d’expression et à la liberté d’opinion passant sous le contrôle des États. Ainsi et paradoxalement, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, les desideratas de cette « lanceuse d’alerte » pourraient devenir alors une véritable menace pour la démocratie. Plus avant encore, lors du Websubmit le 1er novembre Frances Haugen a demandé la démission de Mark Zukerberg. Elle a également suggéré à l’entreprise américaine d’investir davantage sur la « sécurité » avant le métavers, la nouvelle priorité du groupe désormais baptisé Meta (pour méta-univers). Celle qui bénéficie d’une tribune extraordinaire qu’auraient pu envier de nombreux et véritables lanceurs d’alertes, considère le PDG actuel comme un frein à ce changement de politique.
Elle sera auditionnée le 10 novembre à l’Assemblée nationale… il est à espérer que cette audition ne sera pas suivie de nouvelles lois, tant le nombre de lois encadrant les réseaux sociaux et l’Internet est déjà conséquent et que les faire appliquer serait un minimum nécessaire et suffisant ! Je note par ailleurs que si cette « lanceuse d’alerte » surmédiatisée se voit dérouler un tapis rouge pavé de roses par les États dont la France, et par des médias acquis à sa cause… sa trajectoire est étonnamment bien éloignée de celles de lanceurs d’alertes comme Snowden, Assange, Chelsea Manning… qui ont vu leur vie broyée sous les yeux de ces mêmes États alors bien silencieux, bien peu soucieux de leur calvaire et a fortiori peu enclins à les recevoir en grande pompe… D’autres, à l’instar de James Dunne en France ont eu à faire face à de nombreux procès… Bizarre !
Vers « l’hygiène démocratique du statut de l’information » pour demain une opinion et une pensée hygiénique ?
Concomitamment à cette pseudo affaire qui, de mon point de vue, non seulement n’en est pas une, mais pire, est un camouflet aux véritables lanceurs d’alerte et s’apparente davantage à une campagne de propagande bien orchestrée, se prépare une campagne qui pourrait malheureusement faire émerger de nouvelles lois induisant une censure augmentée de la firme cible, par principe de précaution : le digital act européen ou Digital Services Act (DSA). Cette nouvelle législation numérique part d’un postulat pour le moins radical : « mettre fin à l’irresponsabilité des géants du numérique » et « mettre à disposition des usagers des instruments juridiques efficaces pour lutter contre les discours de haine et leurs auteurs… » Cette autre initiative douteuse va au mieux engorger les tribunaux, au pire elle laissera libre à qui le voudra de tenir des propos parfaitement stupides retranché derrière sa communauté d’appartenance quelle qu’elle soit, ou en étant au diapason avec la pensée dominante du moment avec un risque minimisé de trouver des contradicteurs « par le risque de poursuite ». Une chose est avérée au travers de ces deux faits que j’évoque : la censure et l’autocensure ont un avenir prometteur et ce au détriment de cette prétention à défendre les éléments fondamentaux dans une démocratie, la liberté d’opinion et la liberté d’expression.
Conclusion
À l’aune des faits évoqués, dans une époque où les paroles comme les écrits restent, ce n’est pas sans une grande inquiétude que je relis les mots qu’avait tenus le président de la République le 18 janvier 2019 à Souillac devant une assemblée de maires. Ces mots avaient le mérite de la clarté. Emmanuel Macron avait alors appelé à une « hygiène démocratique du statut de l’information ».
Toujours plus de censure et d’autocensure pourrait indéniablement servir cette hygiène… Que ce soit au service de la démocratie… on pourra m’accorder que rien n’est moins sûr. À trop vouloir le bien, et ce jusqu’à l’outrance, il se pourrait fort que ce bien escompté et vendu comme tel aux citoyens se range un jour prochain du côté du mal.
« Pourvu que je ne parle ni de l’autorité, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, je puis tout imprimer librement, sous la direction, néanmoins, de deux ou trois censeurs. » Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais
Article original publié sur Contrepoints le 6 novembre 2021.
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