De Tantale à Poiseuille : du design à la science des fuites d’eau avec Aglaé Poisson
Publié par Joel Chevrier, le 11 mars 2016 5.4k
Tantale au Fab Lab
Début du cours Sciences, Arts, Design au Fab Lab. L’ Université Grenoble Alpes fait cours avec La Casemate, dans son Fab Lab.
Vue du Fab Lab au CCSTI de Grenoble La Casemate
Première rencontre avec Aglaé Poisson, étudiante en Sciences et Design (entre Jussieu et l’ENSCI Les Ateliers). « Bonjour, quel choix de projet dans la liste et avec qui ? » : lui dis-je en mode professeur. Réponse laconique : « Pas vraiment enthousiasmée par la liste de ce que vous proposez. J’ai une autre idée et je suis toute seule pour le faire ». La vie passionnante de professeur lorsque vous décidez de lancer ce genre de cours qui rassemble pour des projets : des étudiants en sciences, en design et en arts, venant de différents établissements. Pour ne pas voir son plan ainsi balayé, il vaut mieux choisir le cours en amphi. Ici, j’ai prévu la construction de dispositifs montrant de la science, entreprise par des trinômes « sciences, design et arts ».
Et maintenant, j’ai en face de moi Aglaé Poisson qui fait le trinôme à elle toute seule (en plus très sérieusement car où est le problème finalement ?) et qui me propose de travailler sur le supplice de Tantale [1]. Latin et grec au collège puis au lycée laissent des traces même chez un physicien 40 ans après. Je vois bien Tantale affamé et assoiffé, tenté par la proximité de l’eau et des fruits qu’il ne pourra jamais atteindre. C’est effectivement un mythe très intéressant. Au quotidien, on se sent souvent plus proche de Sisyphe qui remonte son rocher chaque jour. Et depuis Camus, on sait qu’il faut imaginer Sisyphe heureux. Mais bon, va pour Tantale. Essayons, et on verra bien.
Supplice de Tantale de W. Glasauer
Je ne vois pas vraiment
venir le dispositif montrant de la science mais je me fais confiance. Je
devrais bien trouver comment peser sur le projet pour faire émerger de la
science dans Tantale. Il faut être un pédagogue
à l’optimisme inébranlable pour lancer 24 étudiants dans un Fab Lab sur des
projets sciences, arts et design. Et être bien accompagné. Heureusement, c’est
mon cas avec Quentin Garnier du Fab Lab,
Maxime Cudel, thésard en Astro [qui nous avait raconté son quotidien ici, ndlr] et
Bernard Joisten, artiste et professeur à l’Ecole d’Art et Design Grenoble Valence.
Affaire faite. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle va faire, ni comment. En fait je ne vois pas très bien la suite des opérations, mais avec un très bon Fab Lab, des idées, des connaissances variées, de l’enthousiasme et un pôle technologique et scientifique de première importance à proximité immédiate au cas où, on devrait quand même réussir à s’en sortir.
En fait la contrainte majeure est le temps. Il faut plier l’affaire en huit séances de trois heures par semaine. Le top, c’est d’avoir des idées élégantes, simples et que l’on peut réaliser rapidement. De bonnes idées quoi !
La première idée : une mauvaise idée...
Et ça part plutôt mal. En fait, dans ce genre de projet, ça part toujours mal ou presque. Les premières idées sont immédiates, évidentes, sans imagination. Il faut bien démarrer.
Aglaé a choisi : ce sera la boisson. Il y a deux aspects dans le supplice de Tantale : boire et manger. Deux, c’est un de trop. Ce sera donc la boisson.
En gros, on vous offre à boire. Vous essayez de boire et vous ne pouvez pas. Dans le mythe, l’eau se retire quand Tantale tente de boire. Prendre cette histoire au pied de la lettre est écarté tout de suite. Faire que l’eau se retire fait rapidement penser à Moïse et à la Mer Rouge. Ça devient compliqué et s’associer la bonne collaboration ne semble pas évident. Il faut simplifier.
Autour de nous, l’eau est dans des verres. On saisit le verre et on boit. Il suffit alors que l’eau sorte du verre quand on veut boire, c’est-à-dire qu’il se renverse. La mauvaise idée est en route. Un détecteur de main qui s’approche. Facile. Sérieusement. Détecter une présence, celle d’une main en l’occurrence, c’est facile. Ce signal commande un piston sous le verre. Il soulève le verre qui se renverse. Il n’y a plus qu’à.
Illustration proposée et réalisée par Aglaé Poisson
Ouais, bof !
L’enthousiasme n’est pas là. Cette approche est évidente, laborieuse. Elle
n’emballe ni l’étudiante, ni le prof, ni les autres étudiants consultés. Quant aux autres encadrants, on est proche de «
si c’est pour faire ça… ». On en est à quasi trois séances avec tout ça ! La pression monte un peu.
Il faut une bonne idée et en plus une idée avec laquelle on peut ramener de la
science.
La bonne idée : le verre sans fond
Je ne sais plus vraiment d’où Aglaé a sorti cette idée mais c’était la bonne : un verre sans fond ! Ça, c’est une bonne idée ! Enfin... Il va falloir expliquer. Un verre sans fond en langage courant c’est un tube. On le pose sur une table et on le remplit d’eau. Quand on soulève, l’eau se répand sur la table. Là, le sentiment général est bien meilleur. Simple, élégant, immédiat. Spectaculaire aussi et c’est tant mieux. Vendu. Maintenant, il faut le faire et c’est là que revient la science, la techno, la verrerie et les verriers.
Car pour que l’eau ne sorte pas, il faut un bord lisse sur une table lisse. Oui, mais lisse à quel point ? Difficile à dire, mais l’étanchéité des contacts verre-verre est bien connue. C’est même une vieille histoire. La chimie utilise le contact étanche de deux surfaces de verre depuis la nuit des temps.
Je vous passe les tentatives hasardeuses (en suivre une partie ici), les prises de contact aléatoires et qui ne mènent à rien pour faire cela.
Image Aglaé Poisson
Finalement, on se retrouve, Aglaé et moi, à l’Institut Néel, avec Jérôme Debray, au pôle "Cristaux Massifs". Une activité importante de ce labo est la cristallogénèse, qui est la science et l'art de faire pousser des cristaux divers et de toutes tailles [ndlr : si vous aussi vous souhaitez faire pousser des cristaux, voir ici]. Ca implique aussi découpe et polissage des cristaux. Donc ici, ce n’est pas un verre à eau qui va résister. Et effectivement, ça ne fait pas un pli. Découpe
en quelques minutes à la scie diamantée.
Polissages successifs sur des papiers abrasifs de grain toujours plus
petit. Essaie de remplissage vers midi. C’est tout bon. Pas de fuite. C’est même étonnant à voir.
D’abord le verre est sans fond et ça se voit. C’est surprenant. C’est vraiment
un verre avec de l’eau à l’intérieur mais, pour l'eau transparente, la réfraction souligne l’absence du
fond. On voit bien que l’eau est sur la table. Oui, étonnant à voir. Une
conséquence inattendue mais intéressante.
Image Aglaé Poisson
Retour de la science
Et puis la science revient. C’est étanche après polissage. Très bien. C’est ce que l’on voulait. Au fait, c’est étanche à partir de quelle qualité de polissage se demande-t-on ? C’est quoi une fuite ? En ce qui me concerne, j’ai bouché des fuites sur de nombreuses chambres à vide. J’ai enseigné les rudiments de la mécanique des fluides. Mais, en clair, je ne me suis jamais vraiment posé la question d’une micro-fuite d’eau. Question banale pourtant. Faire face à une fuite d’eau arrive à tout le monde. Elles peuvent être rebelles et on peut se trouver en face de suintements difficiles à circonscrire.
Image Aglaé Poisson
Dans ces cas-là, je propose aux étudiants de faire trois choses pour essayer d’y voir plus clair :
- en discuter au café avec des collègues dans l’espoir d’entendre « c’est un problème évident et bien connu » (c’est bien pour cela que les grands labos dans le monde ont des coins café à la hauteur)
- se jeter sur Google pour rassembler des connaissances
- et tenter de faire un petit modèle sur le premier bout de papier ( Anatole Abragam s’amusait dans ses mémoires à proposer la production d’enveloppes spéciales pour les calculs de physique vite faits au dos d’une enveloppe…).
En fait en pratique le mieux est aujourd’hui de faire les trois choses en même temps.
A partir de là, si tout se passe bien, après les quelques errements habituels que l’on passera sous silence, on en arrive à une première vision de la question. A défaut d’être exacte ou précise, elle a le mérite d’être dans la catégorie « simple ». Enfin, on l’espère. Ici, simple, ça ne veut pas dire simple à comprendre, ou facile d’abord, en particulier si vous ne connaissez rien au sujet. Simple signifie plutôt clair et bien posé. Le lecteur averti doit pouvoir dire si c’est une explication qui s’approche de la réalité ou si on est loin du compte car des concepts clés ne sont pas en place (dit autrement, l'explication est « à côté de la plaque »).
L'Ouverre: vidéo Aglaé Poisson
Les fuites, Bernoulli et Poiseuille
Finalement, dans ce cas, un petit dessin permet de résumer la situation :
Si le trou est gros, cela s’appelle une clepsydre. C’est aussi très intéressant, mais ce n’est pas le propos.
Si le trou est assez petit, en principe, l’eau doit continuer à couler, mais avec quel débit ? S’il faut l’éternité pour voir sortir une goutte d’eau, on déclarera le système étanche. À partir de là, cela devient un exercice sympa pour les étudiants de première année d’université. Le problème de l’écoulement dans un tuyau d’un liquide visqueux est marqué par les noms de Bernoulli et de Poiseuille.
Le débit est une question élémentaire qu’on écarte rapidement : l’eau qui sort du tuyau est entrée dans le tuyau. L’eau est incompressible, le tuyau a une section constante, la vitesse du fluide est constante le long du tuyau. Mais, merci Poiseuille, elle n’est pas constante du centre du tuyau au bord du tuyau. On s’attend à ce que l’eau en contact avec le tuyau ne bouge pas ou peu, et que par contre, celle qui est au centre file le plus vite. On s’attend à cela et c’est raisonnable. En tout cas ça permet d’avancer même si le glissement des fluides le long des parois et toujours l’objet de recherche tant la question est du genre délicat.
A Grenoble, d’ailleurs, au Laboratoire Interdisciplinaire de Physique (le LiPhy), nous avons des spécialistes de la question au tout premier plan international. Regardez tout ce qui s’écoule autour de vous, dans les tuyaux qui vont du pipeline pour le pétrole, jusqu’au capillaire dans le bout d’un doigt quand il s’agit du sang. Vous saisissez alors l’ampleur de la question. Donc ici, on admet que le liquide ne bouge pas le long de la paroi et file au centre.
Tout cela parce que l’eau est visqueuse. Ça frotte. Regardons un instant l’eau dans le tuyau comme des couches d’eau très fines (aussi fines que vous voulez dit-on) les unes dans les autres. Ces couches frottent les unes contre les autres. Chaque couche va moins vite que sa voisine plus au centre mais plus vite que sa voisine vers la paroi du tuyau. À cause de sa viscosité qui cause une dissipation d’énergie par frottement entre coche d’eau, le fluide peine à couler dans le tuyau. Pour du miel, la viscosité est élevée, et ça frotte beaucoup. L’eau est certes beaucoup moins visqueuse, mais ça frotte quand même.
Image issue de 12-5. Viscosity and Laminar Flow; Poiseuille’s Law
Plus le tube est petit, plus l’écoulement est difficile. Pour un tube de un micromètre de diamètre (un bon polissage quand même !) et un verre d’épaisseur 3 mm, de hauteur 10 cm, il faut presque un an pour que s’écoule l’équivalent d’une tête d’épingle. Aussi on va dire que c’est étanche au moins dans le cadre de ce modèle à deux sous.
L’épaisseur de la connaissance
Est-ce connu ? En physique, connu ça veut dire mesuré, analysé et reproduit. J’ai trouvé un article décrivant une recherche sur les micro/nano fuites d’eau dans la revue Langmuir qui est un excellent journal dans le domaine. Le titre est sans ambiguïté : « Science of Water Leaks: Validated Theory for Moisture Flow in Microchannels and Nanochannels ». La surprise a été l’année de publication : 2015. Pas d’erreur, cette étude australienne ne date pas de 1815 ou de 1915 mais bien d'août 2015. C’est souvent comme ça : on pense le problème facile et réglé depuis longtemps, on y met le doigt et on y passe tout le bras…
Il existe une idée bizarre que l’on évoque quelques fois comme l’« épaisseur de la connaissance ». Combien de questions à un scientifique avant qu’il ne dise « ça c’est une question difficile et ouverte, qui fait aujourd’hui l’objet de recherches ». Souvent très peu. Essayez par vous même si vous avez un scientifique sous la main. Ici, on part des fuites d’eau pour aller vers la nanofluidique…
Et pour finir : à quoi sert un professeur au Fab Lab ?
Je n’étais en fait pas si optimiste quand j’ai encouragé Aglaé à travailler à partir du mythe de Tantale. Faire un cours sciences, design et arts embarque immédiatement tout le monde sur un même bateau et chacun apprend beaucoup des autres, mais il y a, je crois, une condition : « il faut faire soi-même avec ses mains ! ». C’est même certainement incontournable si on veut éviter de se cantonner à des discussions sans fin et d’un intérêt souvent douteux. En fait, ce serait bien dommage de se limiter ainsi. Pour beaucoup, les trois profils se réalisent chacun dans la confrontation avec le réel. Bien sûr de manière très différente, mais c’est certainement ce qui rend le travail en commun entre étudiants en sciences, design et arts si riche comme je l’observe depuis le début de ce cours.
Peu importe le projet « dispositif montrant la science», dans la mesure où il conduit à une réalisation que l’on veut montrer, exposer. « Faire » oblige à aller dans les détails pour que ce soit intéressant, pour que ça marche. Cela semble un constat universel énoncé par Gustave Flaubert dans sa correspondance en 1845 : « À force de vouloir tout comprendre, tout me fait rêver. Il me semble pourtant que cet ébahissement-là n’est pas de la bêtise… Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps. »
Mais dès que vous allez dans les détails, le réel résiste. Alors la partie commence. Rien de vraiment neuf dans ces propos. Ils suivent les idées de Neil Gershenfeld, physicien, professeur au MIT, inventeur du Fab Lab et à l’origine du cours « How to Make (Almost) Anything ». Same business.
Avec des étudiants qui échangent leurs connaissances et se poussent plus loin les uns les autres pour faire avancer le projet commun, à quoi sert le prof ici ? Peut-être surtout à éviter de se perdre dans les sables ! A éviter de passer du temps sur des détails pénibles mais sans intérêt ! A insister par contre sur un point clé à approfondir ! Même si, à l’expérience, distinguer ce sur quoi il faut insister malgré la difficulté et ce qu’il faut laisser tomber, n’est pas si évident. Ca fait partie des risques du métier probablement. Le coup d’œil de Jean-Michel Molenaar, qui a longtemps animé le Fab Lab de la Casemate avant que Tufts University ne lui fasse rejoindre Boston (prof à son tour donc), est là dessus redoutable : « regarde sur Google, la terre entière a déjà fait ce truc-là, quelle bonne raison pour y revenir ? » Regards dans le vague de l’interlocuteur…
>> Note :
- "Bientôt après je découvris Tantale, qui, souffrant d’amères douleurs, était debout dans un lac ; les eaux touchaient à son menton, et, tourmenté par la soif, il ne pouvait pas boire. Chaque fois que le vieillard se baissait désirant se désaltérer, l’onde fugitive s’engloutissait aussitôt. Sous ses pieds on n’apercevait plus qu’un sable noir, que desséchait une divinité ; de beaux arbres au-dessus de sa tête laissaient pendre leurs fruits : des poiriers, des orangers, des pommiers aux fruits éclatants, de doux figuiers et des oliviers toujours verts ; mais, dès que le vieillard se levait pour y porter les mains, tout à coup le vent les enlevait jusqu’aux nues ténébreuses." dans L’Odyssée, Chant 11