De la gestion des espaces naturels vers la libre évolution

Publié par Laura Hert, le 2 janvier 2022   3k

Aujourd’hui tout jeune étudiant en écologie apprend que pour protéger la nature, il faut la gérer. La nature ne saurait être laissée livrée à elle-même. Au contraire, c’est au gestionnaire d’espaces naturels de l’accompagner afin qu’elle révèle tout son potentiel, selon des objectifs bien précis. Protéger la nature est donc synonyme de gestion. Comment en est-on arrivés à cette vision interventionniste de la protection de la nature ? Comment se met en place cette gestion conservatoire ? Quelles sont les autres alternatives ?

Autant de questions qui nous obligent à remettre en perspective notre vision de la nature et de sa préservation : quelle nature souhaitons-nous préserver ? Une nature gérée et optimisée ou une nature libre et sauvage ?

La protection de la nature en France

La protection de la nature en France s’est faite en trois phases successives, chacune d’entre elle révélatrice d’une vision de la nature [1].

L'esthétisme

En France, le concept de protection de la nature trouve son origine auprès des sociétés savantes et des artistes du XIXe siècle. Ainsi, les peintres paysagistes de l’Ecole de Barbizon, emmenés par Théodore Rousseau, s’opposent à la coupe de vieilles futaies et aux plantations de résineux dans la forêt de Fontainebleau, les accusant de dénaturer le paysage. S’en suivra la création d’une « réserve artistique » qui débouchera sur une loi sur « la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique » (loi du 21 avril 1906 réformée en 1930 et toujours en vigueur) [1]. La nature est donc tout d’abord protégée en raison de son caractère culturel et esthétique.

Theodore Rousseau, forêt de Fontainebleau, groupe de grands arbres surplombant la plaine de Clair-Bois à l'orée du Bas-Breau, 1849-1852 (domaine public, via wikimedia commons)

La nature sans l'homme

Au milieu du XXe siècle, l’accélération de l’industrialisation et l’amélioration des connaissances naturalistes et écologiques provoquent une nouvelle phase de protection. La nature devient progressivement une entité en soi, dans laquelle l’homme n’est qu’un élément perturbateur [1]. La plupart des grandes associations régionales sont créés à cette époque, tout comme les parcs nationaux et réserves naturelles, qui permettent d’interdire ou de réglementer les activités humaines sur un territoire donné [1]. Pour la première fois, la nature doit être protégée pour elle-même [1,2].

Logo des Parcs Nationaux de France (Office Français de la Biodiversité)

La gestion

Les années 1990 sont marquées par l’institutionnalisation des politiques environnementales [1]. On assiste à un nouveau changement de la perception de la nature : la nature serait avant tout le résultat des activités humaines [1,3]. L’idée de nature autonome est remise en question et on glisse de la protection vers la gestion, avec la mise en place de dispositifs destinés au pilotage de la biodiversité [1,4]. Il ne suffit plus de protéger réglementairement la nature grâce à des lois, il faut en contrôler l’évolution.

La gestion de la nature : comment ça marche ?

La nature est dynamique

La nature est dynamique et en constante évolution. Au grès des perturbations, les milieux évoluent et les espèces se succèdent au cours du temps [3]. C’est la succession écologique. Sous nos latitudes, les milieux ouverts (prairies, landes…) auront tendance à se refermer, colonisés petit à petit par les arbustes, puis les arbres, jusqu’à l’apparition d’une forêt [3]. Mais la forêt est loin d’être un écosystème figé. La chute d’un arbre, une crue, un incendie, et le cycle recommence. Gérer la nature, c’est lutter continuellement contre cette dynamique naturelle.

Un exemple de succession écologique (de 1 a 6) après une perturbation (adapté de Lucas Martin Frey, cc by 3.0)

Le travail du gestionnaire

La gestion d’espaces naturels a pour objectif la restauration d’habitats dégradés ou le maintien d’un milieu dans un état stable [3]. Le maintien d’un milieu dans un état donné est justifié par la présence d’un habitat ou d’une espèce patrimoniale qui disparaîtrait sans intervention humaine. Pour « aider » la nature, le gestionnaire va donc à l’encontre de la dynamique naturelle. Le fonctionnement des écosystèmes est complexe, et bien souvent il est impossible d’avoir tous les éléments. De plus, un espace naturel s’inscrit dans un contexte social et politique avec de nombreuses parties prenantes, c’est pourquoi mettre en place la gestion demande une grande rigueur et plusieurs étapes [3] :

  • Diagnostic du site : contexte biologique, chimique, géologique et hydrologique, mais aussi social, économique, politique et institutionnel ;
  • Enjeux du site : éléments importants à préserver ou à restaurer ;
  • Concertation avec les acteurs locaux : définition des objectifs à atteindre pour sauvegarder le maximum d’enjeux ;
  • Programme d’action : planification des travaux, des animations et des partenariats pour réaliser les objectifs ;
  • Évaluation de la gestion

Gérer un espace naturel, c’est donc copiloter et articuler nature et société [4].

Les étapes de la réflexion du gestionnaire (librement inspiré de l'ATEN par le CEN Rhône Alpes

Limites à la gestion

L’interventionnisme pratiqué dans les espaces naturels ne va pas sans rencontrer quelques oppositions. En allant à l’encontre des dynamiques naturelles, la gestion est un acte ambigu [4]. Comment affirmer qu’une espèce ou qu’un habitat a plus de valeur et doit être maintenu au détriment d’autres espèces ou habitats ? La gestion a pour objectif d’optimiser une biodiversité choisie sur des sites de surface restreinte [1]. Les espaces naturels ne seraient-ils que des zoos ou des jardins botaniques d’un autre genre ?

La gestion peut parfois demander des sommes faramineuses pour réaliser des travaux de très grande ampleur qui ont un impact non négligeable sur la nature [1]. Ainsi le programme Life Anthropofens a pour objectif de restaurer les tourbières du Nord de la France et de Wallonie, avec un budget de plus de 18 millions d’euros. 66 % du budget sera consacré à des travaux lourds tels que le décapage de la couche superficielle du sol de 23 ha, la réouverture de 195 ha de tourbière par l’abattage d’arbres et/ou le débroussaillage ou encore le désenvasement de sources et ruisseaux. Ces travaux vont à l’encontre de la dynamique naturelle des tourbières et surtout ne s’attaquent pas aux principales menaces : le détournement massif de l’eau pour les activités humaines et l’utilisation des surfaces pour l’agriculture et l’urbanisation.

De plus en plus d’écologues mettent en avant l’intérêt de la non-intervention, ou libre évolution, d’après le concept de naturalité [1].

La tourbière de Vred (PNR Scarpe-Escaut)

Et si on laissait faire ?

La naturalité est associée à l’état de nature spontanée [1]. Elle renvoie au caractère sauvage d’un paysage ou d’un milieu naturel et trouve son origine dans l’idée anglo-saxonne de wilderness développée au XIXe siècle en Amérique du Nord par des penseurs comme Henry David Thoreau.

Lac Cook, un paysage issu de la dernière glaciation évoquant la wilderness nord-américaine (domaine public, via wikipedia commons)

La naturalité n’attribue pas plus de valeur à l’espèce rare qu’à l’espèce commune. Elle attribue en revanche une forte valeur intrinsèque à la spontanéité des processus : tout écosystème à dynamique spontanée présente la même valeur [1]. Il s’agit de laisser un peu de liberté à la nature, afin qu’elle puisse exprimer sa dynamique spontanée et de valoriser non pas la biodiversité, mais les processus et la fonctionnalité des écosystèmes. C’est l’objectif des Réserves de Vie Sauvage© imaginées par l’ASPAS [5]. Il s’agit de territoires laissés en libre évolution afin de préserver dans la durée des zones libres dans l’intérêt de la seule vie sauvage [5]. Ici, pas de gestion, et les seules activités humaines sont la balade contemplative et le suivi scientifique.

Panneau signalant une Réserve de vie sauvage (R. Collange / ASPAS

Les pressions sur la nature n’ont jamais été aussi fortes. Peut-être est-il temps de repenser notre relation à la nature, et d’accepter qu’elle puisse évoluer hors de notre contrôle.

Références

1 Schnitzler, A. et al. Espaces protégés : de la gestion conservatoire vers la non-intervention.

2 Bonnin, M. (2008) Retour historique sur la conservation de la nature.

3 Danancher, D. and Faverot, P. (2016) Gestion d’espaces naturels : des notions simples pour comprendre. Conservatoire d’espaces naturels Rhône-Alpes

4 Milanovic, F. (2018) Protéger des espaces naturels: Régimes pragmatiques de gestion et rapports au vivant. Revue d’anthropologie des connaissances 12,1, 57

5 Perrin, J. and ASPAS Les Réserves de Vie Sauvage - Article de presse.