De l'intelligence humaine
Publié par Jean Claude Serres, le 12 juillet 2023 3.1k
L’arrivé sur le marché de l’IA (Intelligence-Artificielle) tel dernièrement ChatGPT, le Deep Learning ou encore la voiture autonome questionne un concept flou, polysémique, celui de l’intelligence. « L’intelligence » humaine appartient au vocabulaire commun, usuel, au même titre que « le temps(chronos) », « la conscience », « l’intuition », « l’amour » et bien d’autres. Chacun de nous possède une connaissance « intuitive » de ces termes, ce sont des évidences implicites. Nous les utilisons au quotidien, comme si cela allait de soi que chaque interlocuteur y donne la même signification universelle. Ainsi nous avons l’illusion d’être bien compris. Chacun de ces concepts restent très difficile à définir, à caractériser pour peu que nous nous posions ce type de questionnement. « L’intelligence » est un concept que peu de scientifiques traitent directement. Ils préfèrent questionner la cognition : sciences cognitives, psychologie cognitive, etc.
L’intelligence-artificielle la très mal nommée IA est un cheval de Troie qui oblige les chercheurs de multiples disciplines (sciences cognitives, neurosciences, épistémologie, philosophie, linguistique, etc.,) à questionner le concept « d’intelligence ». L’IA n’est pas un pur esprit libéré des contraintes matérielles. L’« IA » est un terme générique qui regroupe multiples « machines intelligentes » très spécialisées qui font système entre hard, logiciels, humains concepteurs et puis humains utilisateurs
Nous devons garder raison et ne pas mystifier l’IA. La réalisation de machines intelligentes (MI), capables d’apprendre et même de mettre en œuvre des stratégies à partir de règles, sans analyse de parties anciennes (jeu de go), reste très limitée autant par leur spécialisation très étroite que par la programmation et le fonctionnement en regard du fonctionnement du cerveau.
La machine intelligente s’inscrit dans le chemin historique de la délocalisation ou externalisation de capacités humaines : force, énergie, puissance du traitement d’information, calculation à la place de démonstration logique en mathématiques et maintenant, apprentissages avec les strates de réseaux neuronaux artificiels. Le grand besoin de traitement d’informations pour concevoir une MI ne doit pas faire oublier que l’utilisation de cette MI ne demande que peu d’informations, au regard de sa conception. En contrepartie, ce sont des machines génériques, « universelles » et non singulières. Leurs limites en termes de conception proviennent d’un mimétisme technologique du fonctionnement cérébral de la vision qui est loin de représenter la grande diversité de fonctionnement des processus cérébraux.
Donc l’IA cheval de Troie pour essayer de déflorer le concept d’intelligence. Les IA sont des, machines en capacité de résoudre une très grande variété des problèmes. Quels sont les moteurs, facultés ou processus mis en œuvre par les ingénieurs et informaticiens ? La première lignée, depuis l'âge d’or de la cybernétique (début du XX siècle) est l’approche symbolique des logiques formelles. Le logiciel, langage formel doté d’une grammaire traite des données entrantes (problème) pour calculer des données sortantes (solution) à partir d’approches arborescentes et statistiques.
La seconde lignée qui émerge depuis une dizaine d’année appartient à des processus connexionnistes. Si l’approche symbolique s’appuie sur le mimétisme du fonctionnement humain de la conscience, rationnel et séquentiel, l’approche connexionniste s’inspire des fonctionnements cérébraux non conscients, massivement parallèles et non « rationnels ». Ce sont des couches de réseaux neuronaux artificiels qui interagissent de manières non linéaires. Toute fois l’agencement des couches et les éléments pondérateurs des ajustement font référence à des logiques formelles et donc symboliques. Cependant le fonctionnement global d’un système neuronal multicouche n’est pas rationnel. Ce bricolage de type ingénieur donne des résultats étonnants, pertinents et de plus en plus efficients, sans que les concepteurs puissent comprendre et expliciter comment cela fonctionne vraiment. Lionel Naccache et Daniel Andler dans un échange passionnant1 clarifient leur perception de l’intelligence artificielle et de l’intelligence humaine. Daniel Andler précise sa perception et ses inquiétudes dans une conférence2 de présentation de son nouveau livre : la double énigme intelligence artificielle et intelligence humaine.
Pour nous plonger dans le concept d’intelligence humaine, le philosophe Thierry Menissier nous propose un autre type de questionnement en rapport avec l’intelligence artificielle3. Comment situer l’IA par rapport à quatre pôles : l’intelligence, l’instinct, l’intuition / créativité et enfin le calcul ? Il est clair aujourd’hui que les IA symboliques (rationnelles) ou connexionnistes sont exclusivement calculatoire. Algorithmes ou réseaux de neurones réalisent des calculs statistiques, vectoriels et algébriques. Chaque IA est capable de résoudre un type de problème posé et de lui trouver une solution efficace, efficiente et pertinente. Certaines de ces résolutions de problèmes ne sont pas à la portée de bien des humains. Cependant aucune IA n’est capable à ce jour, à partir d’un contexte singulier de mettre en problème, de problématiser un problème à résoudre. Une IA peut seulement apprendre à mieux élaborer une réponse à un type de problème posé par un humain. Pour piloter une voiture automatique, le système d’intelligence artificiel combine trois IA : celle de la vision du contexte et de l’identification des obstacles, celle de l’information satellitaire (GPS, Destination) et celle de la trajectoire à calculer pour piloter la voiture. Thierry Menissier identifie la nécessité de bien comprendre les forces et limites de ces machines et d’acquérir un rapport de respect envers ces machines et robots qui tendent à devenir des humanoïdes.
Prenons pour exemple Chat GPT. Cette IA est capable d’apprendre et de mémoriser puis d’interagir avec une certaine pertinence. Elle n’a pas la lucidité de comprendre comment elle fonctionne et de le décrire. Cette « IA » est une « machine intelligente MI» dont la forme d’intelligence est collaborative, associative et intégrative, mais probablement pas dérivative (créativité de rupture). En se référent aux différentes formes d’intelligences humaines, elle est plutôt de type spatiale temporelle et langagière. Elle n’est pas du type logico-déductive. En cela elle est proche des modèles neuroscientifiques du fonctionnement cérébral de la vision comme la plupart des IA inventées à ce jour.
De l’intelligence humaine
Lionel Naccache propose de mettre en tension des concepts proches. La première tension se situe entre l’intelligence ou les intelligences. L’intelligence humaine est une ou multiple. Cette mise en tension entre le singulier et le pluriel se trouve très pertinente pour chacun des concepts identifié au tout début du propos : exemple la conscience ou différents types d’états de conscience – une ou différentes représentations du temps – l’intuition eu les différentes formes d’intuition – l’amour ou les différentes formes d’amour. L’intelligence serait à la fois une et multiples, établie, permanente et tout aussi contextuelle, imprévisible et impermanente.
La mise en tension entre intelligence et instinct aborde une autre facette de l’intelligence d’une part entre ce qui est humain et animal et d’autre part entre ce qui est réfléchi ou raisonné consciemment par rapport à ce qui est des réponses « automatiques » ou non conscientes. L’intelligence « du vivant » est cette capacité à se nourrir, se protéger, se défendre et à s’adapter. L’instinct de survie est une forme d’intelligence de situation et d’adaptation. Sa source est multiple : génétique, épigénétique et culturelle. Le chamois ne naît pas chamois il le devient. Pour l’humain la prépondérance culturelle et inventive réduit sa capacité instinctive à survivre. Cependant des la naissance le bébé humain est doté de capacités cognitives vu/caché, cause /effet, statistiques et de dénombrement. La capacité humaine à apprendre, à développer son intelligence inventive et collective, symbolique et imaginative va enrichir son environnement culturel de manière très importante par rapport au monde animal : la noosphère individuelle et la noosphère collective.
L’intelligence collective n’est pas une spécificité humaine. Les poissons et les oiseaux savent se déplacer en groupe, les loup savent chasser en meute, les animaux savent fuir sans se télescoper. L’espèce humaine a développé différentes formes de langages visuels, écrits et auditifs qui augmentent de manière considérable l’intelligence collective, la capacité de mondialisation et de banalisation tout comme son opposé les processus d’individuations psychiques et collectifs4.
La mise en tension entre intelligence et intuition et démarches créatives ouvre un autre domaine de réflexion pour les facultés de création et d’adaptation non rationnelles, c’est à dire, non inscrites dans un processus logico déductif conscient. L’intuition est un concept mal aimé et mal traité dans l’univers scientifique. Dans le langage courant l’intuition est surtout exprimée en terme « d’intuition féminine » ce qui est fort réducteur. L’intuition comme la faculté imaginative concerne une multitude de facettes culturelles et opératoires. L’intuition peut être perçue comme la production d’un signal conscient par différents processus de maturation ou de conditionnements sur le long terme. L’intuition peut être considérée comme multiples facultés d’intelligence d’élaboration non consciente et parfois de prise en compte de la complexité systémique ou complexe du réel. Elle est en tension avec l’instinct « animal » et aussi avec les processus attentionnels, particulièrement ceux d’écoute des signaux faibles. Par rapport au fondement irrationnel de l’intuition, certaines facultaires intuitives ne sont pas dépourvue de rationalité et de propositions raisonnables. Le débat reste ouvert sur cette thématique.
Les différentes modalités ou facultés d’intelligences
D’une intelligence humaine au singulier à des intelligences multiples la question reste entière. Comment mesurer ou évaluer le niveau « d’intelligence » d’une personne sans courir le risque de prendre seulement en compte les effets contextuels d’une faculté en exercice ne disant rien de sa nature ? Notre intuition coule vers les manifestations de l’intelligence humaine. Howard Garner en distingue 8 formes qui nous apparaissent bien décrire nos intuitions premières et nos observations courantes. Les multipolarités de l’intelligence seraient selon lui :
- [visuelle, spatiale] – faculté de penser et s’exprimer par schéma et dessins, à produire des « visions paysages » plutôt atemporelle ou représente le temps comme une dimension spatialisée
- [linguistique et langagière] - faculté de penser et s’exprimer par la parole, l’écriture, à produire des récits, des histoires intégrant le sens des temporalités, faculté à utiliser et à comprendre multiples langues
- [logico-mathématique] – faculté de raisonner, de démontrer, de synthétiser et d’expliquer clairement
- [corporelle - kinesthésique ]- faculté de maîtriser les gestes et les mouvements, d’être agile dans le maniement des objets et de la matière, de les ressentir tactilement et émotionnellement
- [musicale ]- faculté à penser, créer et interpréter la musique, les sons ; les rythmes pour une ou plusieurs voix instrumentales
- [interpersonnelle ]- faculté à écouter l’autre, à l’empathie à comprendre l’autre dans ses sentiments, sa cognition, ses émotions et affects, sa posture relationnelle, avoir le souci de l’autre
- [intrapersonnelle ]- faculté à occuper une posture méta de conscience de soi de pluralité et divergences ou cohérences de ses différentes postures mentales, faculté à analyser son passé son présent et son futur dans une démarche introspective corporelle, relationnelle, émotionnelle, cognitive et affective : la réflexion « comment je pense ce que je pense » est au cœur d’une introspection cognitive à propos de la nature de l’intelligence et des compétences de sa mise en œuvre – cet article !
- [naturaliste ]- ou sensibilité à la nature et au vivant au soucis de son rapport à l’environnement et au respect de ce dernier, l’humain faisant partie du vivant, en opposition au sentiment de domination de la nature par l’espèce humaine.
Il est évident que cette liste de facultés ou compétences sont les manifestation d’une forme d’intelligence au singulier ou multiples. Cela ne préjuge pas de la nature des processus cérébraux qui permettent de développer ces compétences. Ces facultés sont disponibles à tout un chacun et fortement interconnectées tout en ayant une potentialité de développement fort disparate d’une personne à l’autre, dépendant d’un milieu social et culturel.
Reprenons cette mise en tension prôné par Lionel Naccache, auteur d’un livre excellent sur notre fonctionnement cérébral5. L’intelligence de prise de recul (ou de posture méta) peut nous permettre de prendre conscience des illusions produites par notre fonctionnement cérébral, de prendre conscience d’intuitions contre productives en particulier par un raisonnement logique adéquat. Cette posture méta peut tout aussi valider une intuition globalisante mettant en défaut un raisonnement trop réducteur et simpliste de prise en compte du réel.
L’espèce humaine a développé des connaissances multiples sociales, scientifiques, spirituelles, idéologiques et stratégiques qui ont permis de dominer la nature, de se protéger, de vivre dans un certain confort, de dépasser les comportements de survie pour s’épanouir certes de très inégale façon par la faculté de symbolisation et d’imagination. Cette intelligence individuelle et collective est au service du bien comme du mal générant au fil des époques biens des actions tragiques et meurtrières. L’intelligence au singulier n’est donc pas assujettie à un système de valeurs morales et bienveillantes mais à des intentions et des valeurs singulières, d’intérêts de groupes et de besoins fondamentaux. La première tension se situe entre l’intelligence et le système de valeur pris en compte (esthétique, moral, justice et bonheur de vivre, par exemple).
Voilà une liste de questionnement possibles par la mise en tension de l’intelligence et d’aptitudes humaines dans différents domaines
- L’intelligence au service de systèmes de valeur : l’intelligence au service de la bienveillante pour grandir en humanité n’est qu’un système de valeur parmi d’autres. Le spécisme, le racisme, le nationalisme constituent d’autres systèmes de valeurs déshumanisants
- L’intelligence et la conscience de soi. Vaste question que cette mise en tension qui pose la problématique de la nature de la conscience et en supplément la nature réflexive ou méta de cette même conscience (intelligence hors de portée de toute IA actuellement)
- L’intelligence et le développement de l’autodiscipline et du libre arbitre dans le temps long. Cette tension est caractéristique des facultés d’auto organisation, de bifurcation et récupération stratégiques de grands traumatismes au même titre que la capacité à développer des compétences spécifiques choisies sur de très grandes périodes de temps
- L’intelligence et la capacité d’auto-organisation. Si le cerveau humain est l’« objet » le plus complexe de l’univers, sa capacité d’auto organisation et de singularisation de ses postures en est le signe le plus flagrant
- L’intelligence situationnelle et la capacité à problématiser. Cette faculté situationniste et singulière est une compétence qui fait complètement défaut à une IA
- l’intelligence comme capacité à résoudre des problèmes de tout type (terrain d’action de l’IA)
- L’intelligence de situation adaptative et stratégique Cette faculté est en interaction avec une vision paysage des enjeux et une capacité d’auto organisation autant intuitive que rationnelle
- L’intelligence adaptative de prise de risques et de mise en insécurité ou mis en danger volontaire. Cette faculté est une prise de recul significative par rapport à une posture de survie instinctive
- L’intelligence émotionnelle : c’est une forme de compétence multipolaire explicité par Daniel Goleman à mon sens composite de l’intelligence intrapersonnelle et interpersonnelle intégrant les régulations émotionnelles, affectives cognitives et humanistes pour grandir en humanité
- L’intelligence et les mathématiques. Là aussi vaste question que cette mis en tension. Pour faire court la modélisation vectorielle des représentations et mémorisations des visages ( 50 dimensions) proposée par les neurosciences donne un aspect des liens génétiques, épigénétiques et culturels qui permettent grâce aux mathématiques de comprendre le fonctionnement cérébral de notre système visuel6
En synthèse
L’intelligence est un concept bien difficile à cerner. Il est en lien systémique avec d’autres concepts tout aussi difficiles à discerner comme la conscience, l’intuition ou les processus attentionnels, émotionnels et intentionnels. Sa nature profonde est peut être localisée dans l’espace conscient ou au contraire émerge des processus cérébraux non conscients, sans doute hybride à ces deux localisation. Le cerveau machine prodigieuse à traiter de l’information, à prendre des décision et à les agir de manière automatique, non consciente ou consciente est-il une machine strictement cognitive et computationnelle et simplexe au sens de Alain Bertoz7. Toute dimension cognitive, émotionnelle, affective, relationnelle mais aussi artistique, politique, spirituelle ou stratégique est elle réductible à un système d’information bayésien, statistique et calculatoire le plus souvent en automatique au même titre qu’une intelligence artificielle ?
Et même si cela été le cas rien ne pré juge des niveaux de sophistication des facultés d’intelligences. Toute la puissance calculatoire d’une IA telle que Chat GPT émerge de flux d’information séquentiels et parallèles, codés de manière binaire, suite de O et de 1 au niveau du hard.
L’un des aspects computationnels du cerveau est sa capacité de simplexité. Prenons un exemple ; la reconnaissance d’un visage utilise des espaces vectoriels dotés de milliers voire de millions de dimensions. Pour faire émerger un visage singulier la communication entre les espaces neuronaux impose une réduction drastique du nombre de dimensions. Au final un vecteur de 50 dimensions permet de discerner un visage dans un environnement social et culturel donné. Sorti de ce domaine la performance est beaucoup moins pertinente.
Le cerveau est une machine humaine à éliminer des informations redondantes. Pour prendre une décision par exemple prendre un verre posé sur une table, mille chemins, milles muscles sont mobilisables. Le cerveau sélectionne un chemin et va performer la prise de l’objet, sans que notre attention consciente soit mobilisée dans cet acte.
Le cerveau est une machine humaine à prendre des décisions automatique, en état subconscient ou hypnotique, ou encore en pleine conscience. Pour ce faire, toute prise de décision implique l’interaction de plusieurs processus ; attentionnels, émotionnels, intentionnels et parfois nécessitant une phase d’état conscient. L’intelligence humaine racine est elle de nature computationnelle ?
1https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-rencontres-de-petrarque/qu-est-ce-que-l-intelligence-3825809
2https://www.youtube.com/watch?...
3https://www.youtube.com/watch?...
4CF Gilbert Simondon
5Le cinéma intérieur
6Stanislas Dehaene - Collège de France voir cours et séminaire 2023
7Alain Bertoz - La Simplexité