De l'arrêt au redémarrage du cœur
Publié par Alexane Roupioz, le 13 janvier 2016 38k
Au CHU de Grenoble, l’équipe de chirurgie cardiaque s’apprête à changer les valves mitrale et aortique de sa patiente. Depuis soixante-dix ans, le cœur de cette dernière fait preuve d’une endurance hors pair. Aujourd’hui, le temps d’une intervention, l’organe vital passe le relais à cette grosse console appelée circulation extracorporelle (CEC). Quand la science prend le relais… Reportage.
Pantalons et tee-shirts bleus, charlottes assorties sur la tête, masques blancs, gants et surchaussures, le personnel médical s’affaire dans le bloc opératoire. Malgré les nuages qui cachent les sommets enneigés des montagnes de Belledonne, la pièce est lumineuse. Sur l’un des quatre murs beige, deux petites fenêtres laissent entrer une luminosité naturelle qui ne fait pas le poids face à la puissante lumière blanche de l’éclairage opératoire. Aux allures de soucoupes volantes miniatures, il surplombe la table d’opération et offre aux chirurgiens une visibilité optimale. Anesthésistes et infirmiers « techniquent » la patiente : intubation, ventilation et surveillance des poumons, sonde gastrique, contrôle de la pression artérielle, sonde urinaire. Lorsque l’opération démarrera, leurs yeux seront rivés sur les différents écrans de toutes tailles qui transmettent en temps réel les données des capteurs. Le corps de la patiente, badigeonné de Bétadine, disparaît sous de grands draps bleus stérilisés pour ne laisser que son torse à découvert.
En 2012, sur les 627 opérations de chirurgie cardiaques réalisées au CHU de Grenoble, plus de 530 ont nécessité la mise en place d'une circulation extracorporelle.
Aux commandes
de la console
Bip. Bip. Bip. Sur l’écran noir, la courbe verte indique une fréquence cardiaque de soixante douze battements par minute. Sur le côté, la circulation extra-corporelle (CEC) s’apprête à prendre le relais. Dix écrans, plusieurs mètres de tuyaux, trois pompes, un oxygénateur, un échangeur thermique, l’équipement technique de la grosse console est à la hauteur de son futur rôle. D’ici quelques minutes, elle remplacera la fonction du cœur à l’aide de la pompe et suppléera les poumons grâce à l’oxygénateur. Le perfusionniste ou pompiste Jacques Gosteau épaulera ce système cœur-poumon artificiel. Le chirurgien Olivier Chavanon entre dans le bloc. Sa tenue est en parfaite harmonie avec celle des médecins déjà présents. Ses lunettes de vue sont agrémentées de loupes semblables à de petits oculaires de microscopes améliorant la précision de ses gestes chirurgicaux. Mains désinfectées, blouse et gants enfilés, il rejoint son assistante et l’instrumentiste aux côtés de la patiente. L’intervention peut commencer.
10h12. « Incision » annonce
le chirurgien comme le top départ d’un marathon. Presque simultanément, un
bruit d’aspiration s’ajoute au bip régulier de l’électrocardiogramme. Le sang
dans la zone
opératoire est aspiré vers un réservoir où il sera nettoyé avant d’être réinjecté dans l’organisme de la patiente à la fin de
l’intervention. « Time to go. » Le chirurgien ouvre le sternum
et installe un écarteur. Les gestes sont rapides, précis, assurés. À travers le
péricarde, écrin protecteur, on discerne les battements
du cœur. La forte
corpulence de la patiente a retardé ce moment, mais lorsque
l’enveloppe est ouverte, l’organe vital vif orangé apparaît. Porte-aiguille et fil en main, les chirurgiens
installent deux canules, petits tubes en plastique, au niveau des veines caves
dans l’oreillette droite et une troisième au niveau de
l’aorte. Elles
permettront de dévier le sang dans le circuit de CEC. Le
cœur fait preuve d’une robustesse à toute épreuve. Malgré les manipulations, ses battements restent réguliers.
Passage de témoin
L’anesthésiste injecte l’héparine dans la circulation sanguine de la patiente. Cet anticoagulant permet de fluidifier le sang et prévient la formation de caillots dans le circuit de circulation extracorporelle (CEC). « ACT à 719 » annonce le pompiste. L’ACT correspond au temps de coagulation. « On peut lancer la circulation extra corporelle lorsqu’il est supérieur à 400 secondes », confie Jacques. Les chirurgiens connectent alors les canules du cœur toujours palpitant au circuit de CEC. Rapidement, le sang s’impose dans les nombreux tuyaux qui s’entremêlent traçant un nouveau parcours pour les cellules sanguines. Point de départ : l’oreillette droite. Le liquide grenat pauvre en oxygène est récupéré par les canules veineuses et tombe dans un réservoir par gravité. Une pompe le fait circuler vers l’oxygénateur. En sortie, le sang oxygéné d’un rouge beaucoup plus vif est propulsé par la pompe de CEC en direction des organes. Dans le circuit, le sang est refroidi à 30°C grâce à l’échangeur thermique. « La patiente est placée en hypothermie modérée. Les organes sont moins gourmands en oxygène à cette température », explique Jacques. Bip. Bip. Bip. Sur une courte distance, le cœur et la CEC performent conjointement.
Quand le cœur bat, la courbe présente des pics : la contraction et le relâchement du muscle cardiaque envoient
à intervalles de temps régulier
du sang oxygéné
vers les organes.
L’électrocardiogramme plat
[en médaillon] marque l’arrêt
des battements cardiaques.
Electrocardiogramme plat
Le cœur-poumon artificiel est au bon niveau pour fournir les organes en oxygène : la ventilation des poumons est arrêtée. « Changement de gants puis on va clamper. » Une phrase lourde de sens. En amont de la canule, le chirurgien pince l’aorte. Le sang n’alimente plus le cœur qui se retrouve privé d’oxygène. Dans la foulée, le perfusionniste injecte une solution à 4°C contenant du potassium dans les coronaires (artères qui entourent le cœur et l’alimente en oxygène). L’effet est immédiat : le bip régulier de l’électrocardiogramme cesse. Silence. « 11h22 : arrêt du cœur », déclare le professeur Olivier Chavanon. Sur l’écran noir, la courbe verte est plate. Le passage de témoin est terminé, le cœur et les poumons sont court-circuités, la CEC a pris le relais. La solution contenant des ions potassium est appelée solution de cardioplégie. Elle permet l’arrêt mécanique du cœur qui ne consomme alors que très peu d’énergie. Isolé mécaniquement du reste du corps, le cœur est inerte. Autour de lui, la vie poursuit son cours. Le sang circule à vive allure dans les tuyaux alimentant les différents organes en oxygène. L’organe vital immobile, l’intervention peut commencer. Le chirurgien s’attèle au changement de la valve mitrale. Pendant ce temps, derrière sa console, Jacques scrute les écrans bleus.
Maintien de l’arrêt du cœur
Il surveille en permanence les nombreuses données : oxygénation, saturation veineuse en oxygène, pression artérielle, coagulation, pourcentage de globules rouges dans le sang. Les yeux rivés sur les chronomètres, il note toutes les quinze minutes les valeurs des différentes constantes. « Cardio en route », lance le chirurgien. La cardioplégie est intermittente. Un protocole a été défini avant l’opération en fonction de la morphologie et de l’état de santé de la patiente. Il indique à quelle fréquence théorique il faut réinjecter de la solution pour maintenir l’arrêt du cœur. Mais c’est le déroulement de l’opération qui détermine à quel moment les injections doivent avoir lieu. A l’image des pilotes de ligne, Jacques confirme « cardio en route » tout en pressant l’une des touches de sa console. « On répète toujours ce qui est dit lorsque c’est à notre attention afin de s’assurer que l’on a bien compris la consigne et pour signifier que nous avons effectué le geste », explique-t-il. Si le chirurgien observe un début de reprise d’activité du cœur, il demande une injection. Le pompiste quant à lui, a un œil sur la courbe verte qui indique la fréquence cardiaque. « Quand le monitoring s’affole, on lance la cardio », explique Jacques. Dans un tableau, il indique l’heure et le volume de solution injectée à chaque étape.
Derrière sa console, le pompiste surveille les paramètres biologiques et hémodynamiques de la patiente ainsi que le fonctionnement de l'appareil au cours de la circulation extracorporelle. Attentif à toutes les consignes du chirurgien, il a les yeux rivés sur les différents écrans de la pièce.
La valve mitrale
remplacée, les chirurgiens débutent le changement de la valve aortique : une opération beaucoup plus classique. Sur la grosse console, un ticket
de carte bancaire s’imprime. « Il s’agit des résultats de l’analyse de sang », indique le pompiste. Toutes les
demi-heures, il prélève du sang dans le circuit de CEC grâce à deux petites seringues. L’analyseur sort directement un ticket avec tous les résultats : pH, glycémie, potassium ou encore taux d’hémoglobine. La
surveillance des paramètres
biologiques et hémodynamiques de la patiente se fait en continu. Deux heures
après le début de l’opération, le remplacement des
valves est terminé. Toujours immuable, le cœur est prêt à reprendre le
contrôle. Le chirurgien retire la pince au niveau de l’aorte, le sang circule à
nouveau dans les
coronaires.
117 minutes plus tard
Dans le bloc opératoire, le temps semble suspendu. A cet instant, deux scénarios s’affrontent : reprise spontanée de l’activité cardiaque ou chocs électriques pour venir en aide à l’organe vital. Bip. Bip. Bip. Le silence est rompu. Comme s’il retrouvait enfin la liberté de ses mouvements, le cœur palpite à nouveau. 13h18 : reprise des battements cardiaques après cent dix sept minutes d’arrêt. Sur l’écran noir, des pics se dessinent en vert. Lentement, la fréquence cardiaque retrouve un rythme régulier. Pendant la phase de récupération, la CEC continue à assister le palpitant. « Théoriquement, le temps d’assistance est égal à la moitié de la durée de clampage. En pratique, il dure moins longtemps mais reste toujours proportionnel à la durée d’arrêt du cœur », confie Jacques. La patiente est réchauffée progressivement. Les poumons sont à nouveau ventilés. Progressivement, le perfusionniste diminue le débit de la pompe de CEC permettant au cœur de reprendre ses fonctions. 13h45 : arrêt de la CEC après cent quarante huit minutes de fonctionnement. L’anesthésiste injecte de la protamine pour neutraliser l’héparine présente dans le sang. La chirurgienne assistante referme le thorax de la patiente. L’instrumentiste range et nettoie sa table. L’anesthésiste réinjecte les globules rouges dans la circulation sanguine. Petit à petit, le bloc se vide. La console de CEC quitte la pièce et laisse le cœur réparé poursuivre seul sa course.
La circulation extracorporelle (CEC) : de 1812 à aujourd’hui
L’idée d’une perfusion artificielle remonte à 1812. Le physiologiste français Jean-Jacques Le Gallois marqua le début de l’histoire de la circulation extracorporelle (CEC) en perfusant des têtes de lapins décapités. Il prouva ainsi que la circulation du sang maintenait la fonction des organes. Cent ans plus tard, Hooker mit au point les premiers oxygénateurs à film : le sang s’étalait sur un disque en caoutchouc où il était en contact direct avec un flux d’oxygène. Des problèmes de coagulation compromettaient le fonctionnement de cet appareil. En 1928, le premier prototype d’une pompe pour CEC fut développé par les physiologistes anglais Dale et Schuster. Le chirurgien américain John Gibbon l’utilisa en 1953 pour opérer un patient de dix huit ans atteint d’une malformation cardiaque congénitale. Malgré le succès de l’intervention, le dispositif était encombrant et dangereux : la réutilisation des oxygénateurs, entre autres, entraînait des complications. Dans l’alternative proposée par l’américain Lillehei, l’oxygénateur artificiel était remplacé par un oxygénateur vivant : l’organisme de l’enfant est oxygéné par le poumon d’un autre individu compatible. Le risque encouru étant élevé, les donneurs étaient souvent les parents. Des considérations pratiques et éthiques poussèrent Lillehei à poursuivre ses recherches. En 1956, il développa avec DeWall un oxygénateur à bulles dans lequel le sang était oxygéné dans un réservoir par barbotage de bulles d’oxygène. Largement utilisé en Europe, ce dispositif entraînait des embolies gazeuses et une dénaturation des protéines du sang au contact de l’air. Inspirés des membranes de dialyse, les oxygénateurs utilisés actuellement limitent ce contact. Aujourd’hui encore, des recherches sont menées pour améliorer les performances de la CEC lorsqu’elle prend le relais du cœur.
Reportage réalisé en 2014 lors de mon année d'études à L'Ecole Supérieure de Journalisme de Lille. Crédits Photos: Alexane Roupioz