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Mémoires du Futur

De l'anormalité

Publié par Jean Claude Serres, le 21 juin 2016   4.1k

De l’anormalité
de la maladie, de la santé, du vivant et de la beauté

Si l’amoralité se compare à l’immoralité d’un coté et à la moralité de l’autre, l’anormalité se distingue seulement de ce qui nous apparait normal. Seulement la normalité s’entend de deux façons : la normalité « gaussienne » et la normalité du ça va de soi c'est-à-dire de la « mêmeté » des choses.

La normalité gaussienne est une répartition statistique des occurrences d’un phénomène qui respecte statistiquement la courbe de Gauss : la loi normale en mathématique. Si par exemple la répartition présente deux sommets ou une dissymétrie par rapport à la médiane, la répartition ne sera plus normale. La répartition du patrimoine foncier ou des héritages futurs n’est pas du tout une loi normale par rapport au revenu des habitants.

La mêmeté des choses, c’est l’acceptation populaire de ce qui nous est connu, familier et donc normal. C’est la deuxième acception contraire de l’anormalité. Par exemple le célèbre astrophysicien Hubert Reeves désigne dans notre connaissance de l’histoire du monde ce qui est aujourd’hui notre horizon de connaissances : c’est le mur de Planck. Au-delà ce que l’on appelle le Big-bang ou l’instant zéro n’est que pure fantaisie, mystification. Au-delà c’est l’anormalité, c’est l’impensable. Nos modèles ne peuvent expliquer ni d’où vient le monde, ni le temps que cela a demandé.

La santé, la beauté et l esthétique fonctionnelle du vivant nous paraissent comme normal. Cela va de soi…

A contrario la maladie, les monstres, la difformité des créatures et la laideur nous paraissent typique de l’ordre de l’anormalité, c’est à dire ce qui ne devrait pas être. Le « mal à dire », l’étranger, le barbare ont été et sont encore au-delà de l’horizon de notre connaissance, de leur acceptabilité.

Définir la maladie comme la santé ne va pas de soi. Cela revêt des enjeux pratiques sociaux et politique considérables. Par exemple l’homosexualité a été catégorisée comme une maladie inscrite dans le DSN puis supprimée car ce comportement sexuel bien que non utile à la reproduction de l’espèce est maintenant considéré comme normal d’un point de vue scientifique. Mais ce n’est pas encore le cas pour une grande partie de la population mondiale.

Ce qui n’est pas normal est pathologique. Ce critère d’observation clinique est essentiel pour le médecin. Pour autant, pathologique est il le contraire de normal et l’identique d’anormal ? Le normal est-il identique de sain ? Et l’anomalie est-elle-même chose que l’anormalité ? Georges Canguilhem[1]

A partir des propos de Elodie Giroux[2] nous pouvons découvrir qu’il n’existe pas de repère objectifs pour définir et distinguer ce qui est sain de ce qui est malade. Que le critère soit naturaliste ou normatif il reste tributaire d’un système de valeur humain et subjectif représentant un comportement statistique par rapport à une population donnée : exemple le résultat d’une analyse de sang.

Chacun de nous, exposé à une maladie grave, handicapante ou à un accident de même enjeu sera confronté dans sa singularité propre, issue de son parcours de vie, à définir son futur et l’acceptabilité de son avenir. Nul autre ne pourra le faire à sa place. La maladie comme transformatrice des enjeux vitaux pourra faire advenir le désespoir, une nouvelle espérance, une autre joie de vivre, une profonde joie de vivre au paravent escamotée. Tout est possible pour chaque singularité indépendant des critères normatifs. La souffrance, la tristesse, la joie de vivre ou le bonheur n’ont de sens que singuliers

En est-il de même pour la beauté ? Quand Picasso présenta sa nouvelle toile « les demoiselles d’Avignon » il fut pris pour fou même par ses proches amis. Aujourd’hui cette laideur picturale est devenue splendeur, rareté et se monnaye fort cher.

Francois Chang[3] nous révèle à sa façon par une authentique méditation entrelaçant deux cultures, l’occidentale et la chinoise, comment la beauté est une construction subjective et singulière. La beauté se situe aux confins de l’âme et de la spiritualité, qu’elle soit laïque ou confessionnelle. C’est un chemin de vie qui l’a fait émergé et nourrir notre joie de vivre.

Pour en revenir au point de départ. La croissance des êtres vivants va du bébé en devenir d’adulte pour finir au soir de sa vie comme une croissance continue. Est-ce la normalité du vivant, de la nature ? Il y a les papillons qui de chenilles deviennent bouillies puis chrysalides puis encore bouillies avant de prendre forme de papillons. Il existe des papillons qui réalisent leurs migrations estivales en plusieurs générations sur des milliers de kilomètres…

Et si avant le mur de Planck, avant la bouillie d’énergie, il y avait eu une « chrysalide univers » elle même précédée d’une bouillie et encore d’une « chenille univers », ce serait quoi la « normalité de la croissance du vivant », une « exception culturelle » ?

[1] Georges Candilehm : le normal et le pathologique, la connaissance de la vie

[2] Elodie Giroux : Après Canguilhem définir la santé et la malade

[3] François Cheng Œil ouvert et cœur battant :comment envisager et dévisager la beauté