Dans le cerveau de Sebastien Loeb
Publié par Laurent Vercueil, le 27 décembre 2018 3.1k
Sebastien Loeb est certainement l'un des plus grands pilotes automobiles de tous les temps, comme en atteste l'accumulation unique de titres glanés dans le championnat du monde de Rallye. Comme pour tous les grands sportifs, on suppose que cette remarquable carrière est le fruit d'un précieux alliage composé d'une part, d'aptitudes cérébrales hors du commun et d'autre part d'un travail forcené.
Autrement dit une certaine disposition du cerveau (une personnalité, bien entendu, mais aussi des propriétés locales particulières) et son exposition répétée à des expériences physiques et mentales qui sculptent des réseaux neuronaux hyperexperts. Disposition et Exposition, les deux mamelles qui conduisent (si je peux recourir à ce verbe, en l'occurrence bien choisi) à faire le bon choix en termes de trajectoire et de vitesse, au moment d'aborder une courbe (les compétences requises en ligne droite sont moins élaborées (1)).
C'est pourquoi on tombe de sa chaise lorsqu'on lit le témoignage d'un collaborateur technique du pilote alsacien, trouvé sur internet :
"On a fait une expérience en rendant la Xsara de Seb sous-vireuse, très difficile à faire pivoter dans les virages. En revenant du test, il ne s'est plaint de rien et son chrono était excellent. On a regardé les datas et on a compris. Il avait corrigé de façon inconsciente en jouant sur le pédalier, sans que l'information ne passe par le cerveau. Savoir conduire différemment une auto pas facile pour rester vite, c'est sa grande force. » —Jean-Claude Vaucard, directeur technique de Citroën Sport lors de la conquête des premiers titres mondiaux de la marque aux chevrons.
Si l'expérience est, en soi, intéressante (mais j'aurais parié sur ce résultat); la conclusion neurophysiologique (que j'ai mis en gras dans le texte) ne manque pas de surprendre : si l'information n'est pas passé par le cerveau, où donc a-t-elle été traitée ?
Ce n'est pas la première fois que je fais cette constatation : le cerveau a mauvaise presse auprès des sportifs.
Il semble même qu'ils seraient ravis de pouvoir s'en passer :
Or, se passer du cerveau est d'une inconscience folle (2).
Certainement, ce que les sportifs veulent manifester, c'est leur souhait de ne pas être encombrés, ou parasités, par des préoccupations accessoires du genre : "qu'est-ce que je suis en train de faire, là ?", "pourquoi m'infliger ceci ?", "ce n'est pas un peu dangereux, là ?", etc...
En somme, ce dont ils souhaitent se voir privés, n'est pas de leur cerveau, mais de la métacognition, la cognition qui observe, commente et juge la cognition. La pensée de la pensée en train de se faire. La petite voix dans la tête (celle dont le robot rêve).
"Débrancher le cerveau", signifie "ne pas avoir de pensée parasite qui vienne polluer le flux des automatismes experts dans leur exécution". L'expertise est le propre de la routine, et la routine ne s'épanouit que dans le lâcher prise.
La conduite automobile est un exemple commun. Si je dois penser à chacun des gestes qui me permette de piloter ma voiture, je serais bien moins efficace que si je n'y pense pas. Voire : je me trompe. L'exemple classique est de demander à une personne de mimer le geste des mains sur le volant à réaliser pour doubler une automobile sur l'autoroute. La plupart des gens exécutent le mouvement de rotation vers la gauche du cercle représentant le volant, puis redressent leurs mains dans l'axe. Si c'était ce geste qui était réalisé dans la vraie vie, nous irions systématiquement heurter la barrière centrale. Le mouvement réalisé vers la gauche est suivie immédiatement d'un geste en direction opposée, vers la droite, avant de revenir au centre. Ce deuxième geste nous est totalement inconnu. C'est à dire que nous le faisons mais sans savoir que nous avons à le faire.
Les corrections que Sebastien Loeb, confronté à un véhicule rendu délibérément vicieux, a opéré dans sa conduite, pour parvenir à un résultat similaire, sont automatiques, parce que ses routines expertes ont été plus efficaces qu'une analyse coûteuse, approximative, et certainement fausse, lui aurait permis. Les routines nous sont profitables. C'est leur rôle.
NOTES
(1) Naturellement, je peux faire erreur. Conduire en ligne droite peut sembler facile à l'usager commun de la route mais s'avérer compliqué dans le baquet d'un engin lancé à 200 kilomètres à l'heure sur une petite route de montagne enneigée. Mais même dans cette situation, les qualités cérébrales qui sont mises en jeux sont probablement différentes de celles qui sont nécessaires à l'exécution en équilibriste d'un virage à haute vitesse.
(2) L'écriture de cette phrase justifie à elle-seule l'existence de cet article.
>> Illustration : Michelin Motorsport Rally, Flickr, licence cc