Avec l’artiste chinoise Qingmei Yao, les corps en mouvement montrent comment la tech fait muter notre humanité
Publié par Joel Chevrier, le 23 février 2025 2
D’octobre 2024 à janvier 2025, l’artiste Qingmei Yao a exposé « Fencing : Landscape Fight » au Centre Pompidou dans l'exposition « Chine, une nouvelle génération d’artistes ». Qingmei Yao a installé deux escrimeurs sur leur piste habituelle. Mais aux deux fleurets, elle a substitué deux perches à selfie équipées de smartphones. Alors les regards, les mouvements des corps, les gestes se sont transformés. L’escrime a disparu. Le smartphone s’est imposé. Conséquence de cette simple modification des règles de l’interaction entre deux personnes, leur monde a changé. L’artiste en fait ici une démonstration implacable et remarquable.
Au Centre Pompidou, l’oeuvre était un film
D’après https://www.shanghartgallery.com/galleryarchive/work.htm?workId=111272
Au Centre Pompidou, le dispositif comportait trois écrans comme on le voit sur l’image ci-dessus. Sur un très grand écran, on voyait le couple des acteurs, l’artiste Qingmei Yao qui donnait des instructions et un public. Deux écrans plus petits montraient les images filmées par les smartphones. Pas d’escrimeurs, pas d’artiste dans l’exposition « Chine, une nouvelle génération d’artistes » au Centre Pompidou sinon sur le grand écran avec l’image d’un public présent pendant la performance. Dans cette œuvre « Fencing : Landscape Fight », Qingmei Yao travaille l’interaction entre les deux corps en mouvement et toujours face à face : dans un premier temps cette interaction se construit sur les regards et le toucher par l’intermédiaire des fleurets. Ces modalités de l’interaction s’installent donc d’abord par l’escrime et ses règles qui conditionnent l’échange.
« Fencing : landscape fight » construite dans le monde de l’escrime.
L’escrime, ce sont d’abord des règles très strictes et très anciennes, qui encadrent le combat « à l’épée ». L'escrime, devenue un sport, a été présente à chaque édition des Jeux Olympiques modernes depuis 1896. Ce n’est pas si courant parmi les sports olympiques. Et c’est ainsi pour Qingmei Yao un point de départ fort, limpide, évident pour chacun. L’escrime, c’est d’abord deux corps qui ne peuvent qu'aller et venir sur un tapis en ligne droite, face à face, sans jamais se retourner. Pour son œuvre, Qingmei Yao installe ainsi le toucher tel qu’il est dans l’escrime : le toucher dans le couple passe uniquement par les fleurets interposés. Le scénario de la phase initiale de l’œuvre est alors complet : avec les fleurets, les mouvements seront ceux de l'escrime, et seulement ceux de l’escrime. Ils seront aussi muets du début à la fin de la performance. Au tout début de la performance, la femme et l’homme prennent alors chacun le temps de la démonstration des mouvements de base du combat au fleuret. Ces mouvements sont le lexique de la chorégraphie qui vient : le combat.
L’escrime, modèle du monde d’avant… le numérique.
En s’inscrivant dans le monde de l'escrime, Qingmei Yao ancre sa performance dans la longue durée de l'humanité, de multiples cultures et traditions qui ont établi et poussé l'art de l'escrime à un haut niveau de sophistication et de difficulté. Le décor de l’œuvre est donc planté. Avec les fleurets, l’humanité est celle d'avant les technologies numériques, d’avant la société thermo-industrielle, donc encore pauvre en énergie, mais c’est une humanité qui maîtrise déjà la transformation avancée des métaux, c’est-à-dire la métallurgie des aciers à un haut niveau. La société numérique vient bouleverser tout cela. L'escrime ne résiste pas au numérique.Les perches à selfie et les smartphones qui remplacent les fleurets marquent un bond temporel, technologique et culturel immense, abyssal. C’est notre monde aujourd’hui: les smartphones et les perches à selfie sont partout, immédiatement identifiés par tous. Et effectivement, ils viennent vraiment changer les relations humaines par la prise d'un selfie, seul ou à plusieurs, ensuite par l’image enregistrée qui immortalise l’instant. Qingmei Yao explore ici cette transformation.
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Du fleuret à la perche à selfie : une transition du monde.
Qingmei Yao se contente de remplacer les fleurets par deux perches à selfies équipées de smartphones. Simplement, quand le combat reprend sans fleuret, les smartphones filment en permanence et renvoient les images sur des écrans. Au départ, elle demande aux couples de montrer les figures de la nouvelle chorégraphie : les postures finalement très codées du selfie que l’on voit dans tous les lieux touristiques. Ces postures sont un nouveau lexique mais connu de tous, à la différence de l'escrime. Résultat en tous cas, les règles d'interaction dans le couple en sont profondément transformées même s’il reste la piste, les costumes d’escrime, le face à face.
Le combat reprend avec des perches à selfie. Tout change.
Au départ, c'est toujours l'escrime qui détermine la situation : les deux opposants repartent au combat, mais très vite les smartphones au bout des perches s'imposent. L’artiste par ses demandes à haute voix conduit « les combattants » à rechercher un cadrage contrôlé des images sur l'écran. Dans le ballet sur la piste d'escrime, les mouvements des perches à selfie et des corps sont alors conditionnés par la volonté de bien cadrer l'image. S'installe alors une nouvelle interaction entre ces deux personnes, déterminée par la technologie. Ils se voient par écran interposé, et leur distance est d'abord déterminée par le cadrage choisi : veut-on voir le corps entier, un buste, une tête, une partie du corps, un bras ou une jambe ?
Le smartphone, plus fort que le fleuret.
La technologie change alors l'espace, son occupation et sa perception, le mouvement et sa vision. Et c'est ici une exploration par l’art, qui souligne à nouveau la force des écrans, leur incroyable capacité à fixer l'attention et à faire écran entre nous et l'autre. Un autre monde est advenu avec des relations humaines transformées. La recherche du cadrage fixe le regard sur l’écran. La volonté de cadrer le corps, le buste ou la tête détermine la distance entre les partenaires. Pour que les corps restent séparés à bonne distance, il faut semble-t-il que les corps restent des corps identifiables sur l'écran, ou des parties de corps qui transmettent la présence de l'un à l'autre. Et sans autre forme de procès, le toucher vient de disparaître avec les fleurets. Dans ce monde, on ne se touche pas, on ne se regarde pas.
Que se passe-t-il si on cadre en très gros plan ? Surprise
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Qingmei Yao propose enfin au couple de filmer en détail, en très gros plan, le détail d’une épaule, d’une joue, d’un menton, d’un genou… Tout change à nouveau. Le ballet des smartphones qui explorent les corps en très gros plan, mais sans se toucher, installe une sensualité nouvelle et étonnante, une proximité inattendue. Les corps se frôlent à courte distance, les détails de l’un s’offrent à l'autre sur l’écran mais ces détails conservent-ils un sens ? On en doute mais ce n’est plus la question. L’image semble devenir secondaire. L'important est la mise au point qui fixe encore la distance. Un nouveau pas de deux apparaît alors: je filme les détails de l’autre corps, mon corps est aussi filmé de très près. Ainsi, les corps ondulent, se cherchent sur cette scène. Si les corps interagissent ainsi directement, les regards sont toujours sur les écrans. On a l'impression de voir se créer ici une nouvelle manière d'être présent à l'autre. Elle est muette, des corps se frôlent et ne se touchent plus, les yeux sont sur les petits écrans, les regards ne font pas partie du jeu. La sensualité est là, les spectateurs présents sont fascinés. Le film montre leur fascination. Le spectateur du film au centre Pompidou était donc doublement fasciné.
Les corps au plus près comme dans les performances de Marina Abramovic.
Qingmei Yao nous met sous les yeux à quel point nous sommes transformés dans notre humanité par une technologie qui, dans ces interactions, change notre façon d'interagir, d'être présent à l'autre. La surprise vient peut-être de cette découverte d'une sorte d'hybridation à très courte distance. Si le regard reste sur l'écran, la proximité, le partage de l'espace, l'intimité qui s'installe font que les corps semblent reprendre le contrôle de l'interaction entre les personnes, et peut-être faire passer les écrans au second plan, sinon pour fixer les regards dans l'espace de l'écran et rendre impossible ce regard croisé qui fondait l'exposition « The Artist is Present » de Marina Abramovic. Là, elle immobilisait les corps et forçait la réduction de l'interaction entre deux personnes à cet élémentaire : se plonger dans le regard de l'autre.
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Et sur les performances de Marina Abramovic par lesquelles elle explore les interactions entre deux corps nus, voir mon article intitulé Marina Abramovic et Ulay : des performances artistiques devenues cultes vues par un physicien.
Marina Abramovic et les interactions humaines nues au XXème siècle
Marina Abramovic est une artiste née en 1946 à Belgrade, dans la Yougoslavie communiste. 36 ans de différence avec Qingmei Yao sont évidemment un abysse. De 1976 à 1988, Marina Abramovic explore les interactions de deux corps en mouvement, le plus souvent nus et muets. Ces performances sont filmées, mais pour le reste, rien : aucun appareillage, aucune technologie. Deux corps se croisent, se heurtent, se touchent, se lient l'un à l'autre, s’embrassent. Ils ne se parlent pas. 12 ans d'exploration pour une apothéose finale, plus tard en 1992 : ils parcourent en sens inverse la Muraille de Chine et se retrouvent au milieu, point final de cette histoire d'artistes et de couple. Elle connaîtra un épilogue au MoMA en 2010 lors de la performance « The Artist is Present » de Marina Abramovic. Chacun sur une chaise autour d'une table, les yeux dans les yeux.
Croisement entre Qingmei Yao et Marina Abramovic ?
Qingmei Yao est une artiste chinoise née en 1982. Elle a fait ses études en France et vit à Paris. Son œuvre « Fencing : Landscape Fight » est créée en 2021, pratiquement un demi-siècle après l'aventure artistique d'Abramovic. Une éternité sépare ces deux mondes. Pour Marina Abramovic le numérique n’existe pas. Le point de départ de Qingmei Yao n'est pas des corps nus sans aucun artifice. Mais à mes yeux, Qingmei Yao monte sur la même scène que Marina Abramovic. A son tour et dans son temps, elle installe un couple dans un monde élémentaire dont elle a fixé les règles du jeu : c’est un laboratoire, celui des interactions entre les corps à l’ère du numérique. Alors, elle explore comment ces interactions nouvelles changent la relation entre deux corps en mouvement. Au cœur de notre humanité que la technologie transforme en profondeur, un avenir profondément imprévisible.
Fasciné en physicien ici
Écrire ici sur cette œuvre relève presque du réflexe conditionné pour un physicien. Le prix Nobel de Physique 1977, P.W. Anderson écrivait dans son livre Basic Notions in Condensed Matter en parlant d’une pierre ou d’une règle d’écolier : « Nous sommes tellement habitués à cette propriété de rigidité que nous n'acceptons pas sa nature presque miraculeuse, à savoir qu'il s'agit d'une « propriété émergente » qui n'est pas contenue dans les lois simples de la physique, bien qu'elle en soit une conséquence. »
Identifier les interactions élémentaires à l’œuvre dans la matière pour mieux comprendre les comportements collectifs émergents fait partie du métier de physicien. On s’aperçoit alors à quel point des changements subtils de ces interactions élémentaires changent tout du comportement collectif. Et c’est souvent une belle surprise. Mais comparaison n’est pas raison. Cette analogie m’a seulement (peut-être...) conduit à avoir un regard inattendu sur l’œuvre de Qingmei Yao. Ce fut d’abord pour mon plaisir en découvrant par ce prisme ce que je crois être la force de l’œuvre de cette artiste que je ne connaissais pas, et que j’ai découverte dans cette exposition au Centre Pompidou.
Image en tête d’après https://www.shanghartgallery.com/galleryarchive/work.htm?workId=111272