Bernard Vitrac, Euclide et moi…
Publié par Françoise Le Moal, le 25 avril 2014 4.8k
Professeur de mathématiques dans un collège de l'agglomération grenobloise, très impliquée à La Casemate, curieuse et enthousiaste, Françoise a souhaité partager avec nous une conférence à laquelle elle a eu l'occasion d'assister.
Jeudi 20 mars dernier, j’ai eu la chance d’assister à toute une journée de conférence (1) avec l’un des rares spécialistes mondiaux d’Euclide. M. Bernard Vitrac est érudit, passionné et passionnant et est aussi un indéniable conteur. Avec simplicité, clarté et faconde, il nous plonge dans son quotidien d’historien des mathématiques. En quelques mots, il nous fait remonter le temps, nous plongeant au passage dans la vie de tel ou tel philosophe, contemporain supposé d’Euclide. De celui-ci, nous savons qu’il aurait vécu environ vers 300 ans avant notre ère, mais à ce jour aucun manuscrit original ne nous est parvenu, pas plus que d’information directe sur sa vie. Il faudra attendre 100 ans après notre ère pour qu’il soit en pleine lumière. Ce sont donc des mathématiciens qui reprennent ses travaux, quelques 400 ans plus tard. Après cette date, il ne connaîtra pratiquement plus d’éclipse. Mais qui dit reprise dit copie, commentaires, modifications, ajouts voire suppressions que chacun estime légitimes !
Il faut savoir qu’avant la Renaissance et Gutenberg, la diffusion des savoirs est assez aléatoire : point d’édition à 200 000 exemplaires, pas d’Internet ! La connaissance est réservée à une élite qui communique en s’échangeant des ouvrages. Ils sont peu nombreux ceux qui peuvent s’offrir un exemplaire nécessitant des mois de travail minutieux de copie. Le support est fragile, parchemins, papyrus, résistent peu au passage des ans. Il faut donc régulièrement faire des copies de copies de copies afin de conserver l’information. Les textes mathématiques les plus anciens auxquels nous ayons eu accès sont écrits en grec MAJUSCULE qui, quelques siècles plus tard, est retranscrit eu grec minuscule, le tout écrit avec des caractères qui se suivent, sans séparation entre les mots, sans ponctuation ! On appelle cela du texte au kilomètre…
Lorsque le copiste n’est pas un mathématicien, les modifications sont chose courante. M. Vitrac nous mime le scribe prenant des libertés avec le texte… Il faut le voir et l’entendre raconter l’anecdote. Notre copiste supprime allègrement ce qui lui semble être des répétitions, copie sans comprendre, commence un paragraphe, passe au suivant qui commence par le même mot et dessine la figure géométrique à un endroit dépourvu de signification, brouillant ainsi les codes qui veulent que la figure terminée de l’exposé apparaisse à la fin de l’énoncé !
Ce sont ces écrits qui ont traversé les siècles dont notre historien du XXIème siècle a la charge. M Vitrac n’hésite pas à nous mettre à contribution pour illustrer son propos en nous proposant de parcourir avec lui des extraits judicieusement choisis. Pour les béotiens, dont je suis, il a la courtoisie de fournir une traduction « française » des textes originaux. Mes connaissances rudimentaires de l’alphabet grec de professeur de mathématiques me permettent simplement de jouer un moment sur le déchiffrage mais aucunement de comprendre, si ce n’est des « orthogo » ou « parallelos ». Les fameuses racines grecques !
Pour entrer dans le vif du sujet, M. Vitrac nous propose d’étudier en particulier un papyrus trouvé à Oxyrhynque (Egypte) dont on a déterminé qu’il s’agit d’un extrait des « Éléments » d’Euclide. Dès lors, entrée en scène de l’historien des sciences pour un décryptage :
Une fois ce travail de déchiffrage / traduction réalisé, l’historien a encore du grain à moudre. Comment identifier, dater ce document ? Le document est-il antérieur, postérieur à d’autres documents déjà connus, datés ? Comment identifier qui a écrit cet exemplaire ? C’est incontestablement la copie d’un texte plus ancien mais le texte initial a-t-il été modifié ? Si oui, est-ce par erreur ? Est-ce volontaire ? C’est là que l’on commence à entrevoir le travail colossal que cela représente. Notre conférencier s’enflamme, nous exerce l’œil à repérer les moindres petits traits, les titres, la logique du texte, propose des comparaisons avec d’autres textes déjà datés, identifiés, bref, nous fait prendre conscience de tous ces éléments à prendre en compte et indispensables à son travail. L’utilisation même du mode de conjugaison a sa signification : impératif pour ce qui est de la construction de la figure géométrique ! Sans parler de la présence ou non du corollaire qui indique que nous sommes sur une version postérieure ou antérieure…
Le temps a passé comme un rien tant nous nous sommes immergés dans l’Histoire avec Euclide et tous les autres : Eudoxe, Ptolémée, Théon d’Alexandrie… Ils nous semblent si proches, si contemporains et pourtant plusieurs centaines d’années nous séparent… Merci Monsieur Vitrac de nous avoir, par ces quelques heures en votre compagnie, permis ce plongeon fascinant aux racines de notre modèle hypothético-déductif quotidien !
>> Note :
- Conférence organisée par la DAAC de Grenoble au CDDP de Valence dans le cadre d’un parcours « Histoire des Sciences » qui a débuté l’année scolaire 2012-2013
>> Pour en savoir plus : découvrez le dossier "Les géomètres de la Grèce antique" conçu par Bernard Vitrac et paru dans les Génies de la science (2005)