Patrimonialisation scientifique et technique : Un additionneur algébrique binaire, premier composant d’ordinateur développé en école d’ingénieurs ? (4/10 - année 2020)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 13 avril 2020   2.1k

(photo d'en-tête : l'Additionneur algébrique binaire réalisé en 1961-62 par des élèves-ingénieurs de l'EIEG - photo Ph. D)


                Par Philippe Denoyelle, ingénieur électronicien retraité, chargé des moyens techniques, ACONIT


Alors que les universités anglaises et américaines ont lancé dès les années 1940 leurs études de « calculateurs électroniques » (ce qu’on appellera ensuite « ordinateurs »), ce genre de développement n’était pas dans les objectifs des universités françaises[1]. Cependant à Grenoble, un jeune professeur, René Perret, de retour des États-Unis va lancer un projet de fin d’études dans la toute jeune École d’ingénieurs électroniciens de Grenoble (EIEG).



Le contexte : la deuxième promotion de l’EIEG

L'école a été créée en 1957, sur le modèle de l’Insa, avec une année préparatoire intégrée. La deuxième promotion, entrée en 1958, entame en 1961 sa dernière année d’études. L'école a lancé cette année-là un nouveau cours, « Les calculateurs électroniques », dirigé par le professeur Perret. Aussi quand, après quelques semaines de cours, la direction annonce les projets de fin d’étude, très naturellement un groupe d’étudiants choisit le projet proposé par le professeur Perret : « Registre binaire ».

L’équipe se compose de quatre amis : Françoise Cofman, Rolf Buder, Philippe Denoyelle et Guy Percher, auxquels vient s’associer Claude Monroy.

Que reste-t-il aujourd’hui de ce travail ? Trois rapports : une pré-étude, le développement « Étude – calculs et schémas » et une notice technique. Plus un lot de calques et les souvenirs de quelques participants… Mais près de 60 ans après, il est loisible de s’interroger sur ce que nous montre ce projet : Qu’est-ce qu’il était possible de réaliser ? Quel est l’apport pédagogique ? Quelles ont été les retombées pour l’école et pour les étudiants ?

(les trois rapports de 1961-62 consignent l'essentiel des données du projet - photo Ph. D)


Le rapport de pré-étude

Le rapport montre le faible niveau de connaissances de base en logique binaire des étudiants de cette époque. N’oublions pas que les cours de R. Perret viennent juste de commencer. Ces étudiants de 3e année connaissent bien l’électronique ; ils ont étudié tous les circuits possibles avec des tubes électroniques et découvert les transistors en deuxième année. Mais qu’est-ce qu’un registre ? Le mot est inconnu et il faudra de longues recherches en bibliothèque pour trouver quelque chose[2].

Les étudiants ne s’en cachent pas dans le rapport déposé à la fin du premier trimestre :

(un extrait du pré-rapport daté de fin 1961 - photo Ph. D)

Le projet initial prévoyait l’étude d’un « registre binaire ». Mais les étudiants veulent quelque chose de plus dynamique et obtiennent la requalification du projet en « additionneur algébrique binaire ».

Le premier rapport est très scolaire : il montre en cinq chapitres que les différentes techniques ont été étudiées et comparées :  (Les extraits des rapports sont cités en italique)

●      Le code choisi est le binaire, avec représentation des nombres négatifs en complément à 1 : si  4=0100, -4=1011.

●      Les circuits seront à transistors PNP.

●      L’additionneur fonctionnera en mode série (les chiffres entrent un par un dans une cellule d’additionneur unique) : « Nous pensons réaliser un montage série car notre additionneur n’a pas besoin d’être rapide, par contre il ne doit pas être trop couteux ».

●      Il faut deux nombres, donc deux registres pour faire une addition. Le registre d’entrée sera formé de 12 interrupteurs, le registre totalisateur est formé de 12 bascules à transistors.

●      « Pour commander l’enchaînement des phases du calcul, pour faire décaler simultanément les deux registres, pour la régénération des impulsions, il est nécessaire de disposer d’impulsions périodiques ». Il faut donc développer une horloge, un compteur pour les décalages par 12 et un ensemble de circuits de commande.

Le rapport a été péniblement tapé sur une machine à écrire mécanique, avec papier carbone et pelures pour les différentes éditions. Tous les schémas sont dessinés à la main, tirés, découpés et collés sur chaque page…

(exemple de figure contenue dans le rapport de 1961- photo Ph. D)


Le second rapport : « Étude – calculs et schémas »

Le ton change avec ce second rapport. Mis à part les moyens limités de publication, ce document de 68 pages est un travail de (jeunes) ingénieurs, travaillant en autonomie totale.

On y trouve d’abord un rappel sur le code choisi, un schéma de principe de la machine et les chronogrammes des principaux signaux.

Vient ensuite la définition des éléments logiques : circuit NI (NON-ET) avec un transistor et des résistances, circuit ET-NON avec transistor et diodes. Les bascules sont formées de deux circuits NI bouclés l’un sur l’autre.

Les circuits sont calculés d’abord dans le cas standard avec deux entrées et une charge en sortie, puis l’étude cherche les limites de fonctionnement. Une abaque est proposée pour déterminer les ajustements nécessaires pour différents nombres d’entrées et de sorties. 

 L’horloge centrale à 10 000 Hz sera constituée d’un petit multivibrateur dont la cellule RC (résistance -condensateur) est soigneusement calculée...

(exemples de figures contenues dans les rapports de 1962- photo Ph. D)

La machine est constituée d’un registre d’entrée formée de 12 interrupteurs que le compteur vient échantillonner tour à tour. Le totalisateur est un registre à décalage. L’additionneur travaille bit à bit en séquence, il a trois entrées : registre d’entrée, registre à décalage et une bascule mémoire qui retient la retenue d’un pas à l’autre. Un ensemble de circuits annexes orchestre le démarrage, l’arrêt et la gestion des nombres négatifs qui nécessitent un « report circulaire » et un treizième pas.

(exemple de figures contenues dans les rapports de 1962- photo Ph. D)

Pour chacun de ces éléments le rapport contient schéma logique et schéma électrique.

À l’examen, un point est frappant. Le schéma comporte deux éléments composés de 12 bascules : le compteur et le registre à décalage. Si le compteur (dérivé d’un schéma professionnel) fonctionne sur des impulsions dérivées des fronts d’horloge, le registre à décalage assure une sécurité maximale : chaque étage est double A1 et B1, A2 et B2, A3 et B3… Un top d’horloge transfère A1 dans B1, A2 dans B2, A3 dans B3… un second top transfère B1 dans A2, B2 dans A3, B3 dans A4… Autrement dit : on n’exploite jamais l’état d’une bascule au moment où on la positionne. Quel est le coût de cette sécurité : quatre transistors par étage pour le registre à décalage contre trois par étage pour le compteur…

Le rapport continu par l’étude des alimentations stabilisées de l’appareil. La tension d’alimentation principale a été fixée à -13 V, plus exactement -13,2 V : une note précise que c’est la tension réelle fournie par trois piles 4,5V mises en série[3]. Il y a en fait trois tensions -13, +13 et -26. Le rapport donne les calculs du transformateur et des trois régulateurs.

Enfin on trouve une liste du matériel nécessaire à la réalisation. L’histoire raconte que le responsable de l’atelier s’est étranglé à la vue des premières lignes : 176 transistors, 227 diodes. Il faut demander l’autorisation de la direction. Les transistors seront fournis, mais avec une consigne stricte :« Ne coupez pas les fils. Il faut que nous puissions les réutiliser. » Il faut se replacer dans le contexte de 1962 : le lot de transistors et diodes est chiffré dans le rapport final à 2 346,64  F soit environ 3 500 € actuels. Le transistor individuel devait couter l’équivalent de 15 €, pour 0,20 € actuellement.

Le deuxième rapport « Étude – Calculs et schémas » contient 54 pages denses. Il est bien sur toujours préparé « à la main » : machine à écrire, calques et Rapidographs.


Le rapport final : « Notice technique »

La notice technique ne détaille pas la technologie utilisée, mais elle contient des photos noir et blanc, tirées par Rolf Buder sur papier mat, qui permettent de bien juger de la réalisation.

La machine est réalisée sur 11 cartes logiques. Les composants sont montés sur des cartes époxy perforées, avec connecteur Souriau vissés à l’extrémité. Les queues des composants passent dans les trous et sont câblés à plat au dos des cartes. La notice contient le code de numérotation des connecteurs et un code de couleur pour les fils...

Devant la quantité de composants qui débarquent sur la table d’atelier, le responsable d’atelier a dû s'inquiéter pour le temps de câblage. Mais l’équipe était efficace.

(montage et câblage dans l'atelier de l'école d'ingénieurs- photo Ph. D)

Que sait-on des problèmes de mise au point ? Une comparaison attentive des schémas des deuxième et troisième rapports ne montre aucune différence dans les schémas logiques, par contre une erreur électronique systématique a été corrigée : une diode d’entrée de circuit ‘ET’ ne doit jamais rester « en l’air » mais bien être ramenée à la masse.

À noter aussi l’apparition de deux petits circuits RC dans les circuits annexes, visiblement  pour éliminer le recouvrement entre le front descendant d’un signal d’horloge et le front montant d’une horloge auxiliaire.

Et le compteur ? Visiblement les valeurs des composants ont été réajustées et il y a cette note dans la notice qui sous-entend de fréquents problèmes : « si ce train d’onde n’est pas stable, réajuster les tensions d’alimentation jusqu’à stabilisation. »


La notice décrit évidemment l’utilisation :

  • Un bouton à droite permet la remise à zéro du totalisateur.
  • Placer un nombre sur les 12 clés. Un commutateur à gauche permet de préciser son signe + ou -.
  • Appuyer sur les poussoirs 1 et 2 : le nombre s’affiche sur les voyants.
  • Placer un second nombre.
  • Appuyer sur les poussoirs 1 et 2 : le total s’affiche sur les voyants. Un commutateur + ou – permet d’afficher séparément la valeur absolue du résultat et son signe.

(la machine réalisée dans l'atelier de l'école d'ingénieurs- photo Ph. D)


Conclusion

Une note du journal Le Dauphiné Libéré précise que le projet a été primé par la direction de l’école.

Ph. Denoyelle, plein d’enthousiasme, ayant dit au directeur Jean Benoit qu’il était possible de compléter cette étude et d’aller vers la réalisation d’un vrai « calculateur électronique »[4], s’entend répondre « Faîtes-moi donc une note sur ce sujet ! ». Mais la note ne sera envoyée que près d’un an après. Il est probable que l’additionneur avait déjà été désossé. Le numérique n’étant pas omniprésent à cette époque, l’école devait sans doute former prioritairement des purs électroniciens spécialistes de l’analogique, des mesures, etc.

Il semble que ce projet, petit morceau d’ordinateur, ait été le seul de son espèce dans cette période. Ni Supelec, ni l’ISEN à Lille, ni Toulouse, les écoles les plus en pointe sur ces nouvelles technologies, n’avaient monté ce type de projet.

Le coût pouvait certes faire réfléchir : ce projet s’est monté à 3 037 F soit environ 4 550 €. Et pour bâtir un ordinateur complet, certains points étaient encore très délicats, spécialement la technologie de la mémoire. Cependant avec une bonne répartition des tâches, plusieurs projets auraient certainement pu conduire à la réalisation d’un ordinateur simple. Rappelons-nous qu’en 1965, trois ans après, la société DEC produisit l’ordinateur PDP-8 à mots de 12 bits qui se vendra à 50 000 exemplaires…

Rappelons enfin que l’EIEG a fusionné quelques années après avec la section radio de l’INPG pour donner l’ENSERG « École nationale supérieure d’électronique et de de radioéléctricité » Qui est elle-même devenue Phelma « Physique, électronique et matériaux » en 2008.

 

Notes :


[1] Rappelons que l’échec de la « machine de Couffignal » avait laissé de biens mauvais souvenirs au CNRS.

[2] La solution était sans doute la première édition du livre « Principes des calculatrices numériques automatiques » de P. Naslin paru en 1958, cité en bibliographie.

[3] Le plus curieux est que ceux de l’équipe qui travailleront ensuite à la CII retrouveront ces tensions dans les ordinateurs CAE 130 et CAE 133 !

[4] Rappelons que si le terme « ordinateur » a été choisi en 1955 par IBM, il n’est pas connu ni diffusé avant 1962.