Accroche-toi à ta pensée, j'enlève le cerveau !
Publié par Laurent Vercueil, le 5 janvier 2017 3.5k
Il y a dans le dualisme quelque chose du réflexe de pensée. On se sent nécessairement obligé de parler du cerveau comme de quelque chose d'extérieur à la pensée, à l'esprit, et qui pourrait en devenir l'instrument, en quelque sorte.
Je ne prends pour exemple que quelques titres d'ouvrages récents, qui tous, mentionnent le fait que nous devons être en mesure de nous rendre "maître et possesseur de notre cerveau"*, afin d'en faire, si l'on peut dire, notre serviteur :
- "Libérez votre cerveau !", Robert Laffont, 2016
- "Musclez votre cerveau", Vigot, 2014
- "Bouge ton cerveau !", Marabout, 2016
- "Entraînez et préservez votre cerveau", Odile Jacob, 2013
- "Comment booster votre cerveau", Rustica, 2014
- "Améliorer son cerveau", Flammarion 2017
- "Pourquoi je ne suis pas mon cerveau", JC Lattès 2017
- etc.
On peut s'interroger sur l'identité de la personne à qui s'adresse l'impératif, si souvent employé : Libérez... Musclez... Bougez... Entraînez... Boostez... votre cerveau ! Il existe donc un sujet, extérieur au cerveau, qu'il s'agit ici de stimuler vigoureusement ! Non mais, regardez-le : il lambine, il paresse, il n'est pas à ce qu'il fait, il néglige son cerveau. En somme, les propriétés de ce sujet immatériel sont néfastes à l'emploi de son propre cerveau. CQFD : il n'utilise pas bien son cerveau parce que son cerveau n'est pas bien utilisé ! Bon sûr mais c'est bien sang !
En découle la conclusion logique : si vous utilisez mieux votre cerveau, ce dernier pourra vous permettre de mieux utiliser votre cerveau !
Reste une inconnue : qui êtes-vous, alors, pour ne pas vous occuper correctement de votre cerveau ? Votre pensée ?
Ok, admettons : votre moi intime est logé dans votre pensée. Celle-ci, qui a beaucoup à faire, n'a pas le temps de traiter le tas de matière grise un peu sale qui lui tient lieu de réceptacle, avec tout le soin qui serait nécessaire (à dire vrai, la pensée est un peu encombrée de ce cerveau). Heureusement, toute une littérature vient la rappeler à son devoir. C'est pourquoi, c'est une littérature bénéfique, qui tire la sonnette d'alarme, qui réveille une conscience endormie. Mais...
Mais... Croyez-vous vraiment que le cerveau n'en sache rien ? Après tout, c'est bien lui qui va lire les titres de couverture, qui va en décoder le sens, et dont les mots vont résonner à l'intérieur, avec la "petite voix". Et il serait totalement transparent ? Vous pensez vraiment que ça ne lui fera rien ? Qu'il ne va pas réagir ? Éventuellement, protester avec véhémence ? Se dresser contre cette prétention salvatrice ? Non, mais oh ! Ca va bien un peu ? Et si je suis bien comme ça, moi ? Pas besoin qu'on vienne me secouer, me libérer ou m’entraîner, hein.
Le dualisme est quelque chose dont il est difficile de se défaire. Au départ, il est bien entendu nécessaire d'objectiver le cerveau lorsqu'on le prend pour objet d'étude. Le chercheur qui se penche sur l'anatomie ou le fonctionnement cérébral, est parfaitement légitime lorsqu'il parle du cerveau comme d'un tiers.
En revanche, est-il légitime de s'adresser à quelqu'un qui n'est pas un cerveau ? Et quel pouvoir peut-on prétendre exercer sur son propre cerveau ?
* Pour paraphraser vilainement Descartes et son homme, rendu "comme maître et possesseur de la nature".
>> Crédit photo : Jean Louis Aubert, Photographe, Rennes