Good vibrations (1/3) : Bill Fontana, l’artiste qui sculpte le bruit du monde
Publié par Joel Chevrier, le 5 septembre 2016 8.9k
Tout vibre autour de nous, mais le plus souvent on ne perçoit pas cette vibration du monde. On peut pourtant passer sa vie à jouer avec ces vibrations et les rendre perceptibles. C’est ce que fait l’artiste Bill Fontana depuis 45 ans, par exemple en enregistrant le son des cloches de la Basilique Saint Denis causé seulement par les bruits du marché sur la place en contrebas.
Il en témoigne dans l’introduction de son travail : "J’ai travaillé pendant les 45 dernières années à créer des installations qui sculptent le son dans l’espace pour interagir avec et transformer nos perceptions d’environnements visuels et architecturaux. Je l’ai fait dans des espaces publics et dans des musées dans le monde entier, et notamment à San Francisco, New York, Rome, Paris, Londres, Chicago, Vienne, Berlin, Venise, Sydney, Tokyo, Barcelone, Linz, Manchester, Istanbul et Abu Dhabi".
La matière bouge tout le temps
Les vagues sur l’eau, le feuillage des arbres sont des manifestations de cette activité permanente de la matière que nous percevons. Il y a tout le reste que nous sommes bien incapables de percevoir. C’est un peu comme pour la partie immergée de l’iceberg. Pour bien des scientifiques, ce bourdonnement ininterrompu de tout ce qui nous entoure, et en particulier du sol, est non seulement une évidence mais le plus souvent un vrai problème, voire un cauchemar. En fait : un sujet de recherche.
Grâce à un enseignement que je faisais à Grenoble il y a quelques années sur les capteurs et les détecteurs, j’ai pu construire mon admiration pour Alain Brillet, physicien et un des pères du programme européen VIRGO. VIRGO est l’observatoire franco-italien à côté de Florence qui traque les effets des ondes gravitationnelles sur Terre. Il cosigne en 2016 avec LIGO, son alter ego américain, leur mise en évidence expérimentale. Alain Brillet souligne qu’il a plongé dans la construction d’un détecteur d’ondes gravitationnelles à la fin des années 1970… l’œuvre d’une vie donc ! Je terminais mon cours en reprenant son exposé de 2004. J’adore toujours cet exposé. C’est une leçon de physique expérimentale. Les ondes gravitationnelles sont rapidement introduites pour fixer les contraintes de l’appareil. Viennent alors les questions essentielles quant à la construction et aux performances de l’appareil. Une question centrale est l’isolation de l’ensemble du système vis-à-vis des perturbations extérieures. Décrire certaines perturbations nécessite un haut niveau en physique fondamentale (bruit de photons, mouvement brownien…) Mais il y a d’abord les mouvements du sol. Evidemment. Ils ont des origines multiples et variées. Ils sont là. Supprimer ce bruit sismique est incontournable.
Le sol bouge tout le temps à différentes fréquences. C’est bien sûr très variable (en ville, à la campagne, sur sable, sur une dalle de béton…) mais des amplitudes de l’ordre du micromètre sont communes pour des mouvements autour de la seconde. Imperceptibles pour nos oreilles et nos doigts, ces vibrations sont bien plus que des milliards de fois trop grandes pour permettre la détection des ondes gravitationnelles. Bien plus en fait. Il faut absolument s’en défaire et c’est techniquement très difficile à ce niveau d’exigence. Impossible d’arrêter le sol de frémir en permanence. Il a fallu construire des systèmes d’amortissement de ces vibrations exceptionnels. Manifestement ça a marché !
Faire entendre la vibration du Millenium Bridge de Londres
A Londres, le Millenium Bridge entre la Cathédrale Saint Paul et la Tate Gallery. Bill Fontana enregistre les vibrations du pont avec des accéléromètres, les amplifie et en fait des sons qui viennent remplir l’immense Turbine Hall de la Tate Modern (photo : Paul Lomax)
A ma connaissance, l’installation de Bill Fontana (Harmonic Bridge) est aujourd’hui démontée. Il reste l’enregistrement du son produit à partir de cette vibration. Il faut écouter ces 4 minutes étonnantes et fascinantes.
Le vent, les gens qui passent sur le pont, la vie autour, tout concourt à mettre ce pont en mouvement, à induire en permanence des vibrations imperceptibles, éphémères et aléatoires. Cela ne s’arrête probablement jamais. Les vagues à la surface de la mer depuis la nuit des temps. Les vibrations de la matière autour de nous depuis… je ne sais pas en fait.
Bill Fontana a refait ce type d’expériences avec de multiples structures dans le monde entier. Un grand nombre de vidéos en témoignent.
Le chant de la grue géante du port de Glasgow
Aussi remarquable est l’enregistrement des vibrations cachées dans cette immense, et aujourd’hui inutile, grue portuaire à Glasgow en Ecosse.
Grue géante, The Finnieston Crane, à Glasgow. Elle est aujourd’hui désaffectée mais gardée en l’état en témoignage de l’activité d’antan du port (photo : Thomas Nugent)
Cette vidéo montre comment les gouttes de pluie font chanter cette immense grue.
Les cloches de Kyoto vous écoutent quand vous les regardez
Je suis bien sûr que vous ne vous êtes jamais posé cette question magnifique : que font les cloches quand elles ne sonnent pas ? Dans les temples bouddhistes au Japon, comme dans la Basilique Saint Denis à Paris, comme partout dans le monde en fait où se trouvent des cloches, que font les cloches quand elles ne sonnent pas ?
C’est la question surprenante que nous pose Bill Fontana. Sa réponse est peut être encore plus surprenante : elles nous écoutent en silence et pour certaines depuis des siècles ! L'artiste, probablement le premier, nous tend ce miroir sonore et nous fait écouter ce qu’entendent ces cloches qui écoutent le monde. Son projet s’appelle Silent Echoes.
SILENT ECHOES enregistre les vibrations des cloches de cinq célèbres temples boudhistes à Kyoto et fait entendre le son produit… quand les cloches ne sonnent pas.
Des vibrations au son : les accéléromètres
En fait, tout cela est techniquement facile à faire. Et cela n’enlève rien à l’intérêt que je porte à l’œuvre artistique de Bill Fontana. Aucune raison de s’en plaindre. Ce n’est pas une critique. La performance technique n’est pas ici un objectif. Dans ce travail, le but n’est pas de repousser les limites de la technique mais de donner à percevoir et étonner.
Il est en effet aujourd’hui techniquement facile de mesurer partout (et donc même loin de toute infrastructure technique et scientifique, loin de tout labo), avec une grande sensibilité, les vibrations de la matière autour de nous aux fréquences où nous entendons, et bien sûr aussi directement les sons. Cela nous ouvre à une toute nouvelle perception de notre environnement. Ce souci de l’enregistrement des sons et des vibrations dans le monde est d’ailleurs de plus en plus présent en ce qu’il nous révèle en particulier des effets de notre présence sur Terre [1].
Les accéléromètres devenus des microsystèmes que l’on trouve partout et notamment dans des objets connectés, dans les smartphones ou dans les voitures, qui sont donc maintenant des milliards sur Terre, sont les composants de base de cette exploration de l’imperceptible. En équipant le Millenium Bridge, les cloches, ou la grue de Glasgow avec des accéléromètres, Bill Fontana enregistre facilement le mouvement de ces structures, leur vibration inaudible mais à des fréquences que nous entendons si l’intensité devient assez grande. Avec cette capacité de détection que donne la technologie des accéléromètres, il suffit alors en temps réel d’amplifier le signal et de le donner à entendre, à écouter au bon endroit. Ecouter les vibrations du Millenium Bridge à l’intérieur de l’immense Turbine Hall a dû être fantastique. Comme l’a dit Bill Fontana à son propos : "I love this space. I just love this space".
Dans le Turbine Hall de la Tate Modern (photo : Bill Fontana)
La disponibilité des accéléromètres a été de plus en plus grande au cours des dernières décennies, leurs performances toujours plus importantes. Aussi pour le bonheur des admirateurs de Bill Fontana !
Eviter de raisonner comme un tambour : les oscillateurs
Bill Fontana fait partie des artistes qui, par leur créativité, veulent nous conduire à explorer le monde en enrichissant notre perception. C’est ainsi qu’il voit un parallèle entre son activité et celle des scientifiques. Il explique : “Je pense que l’art et la science sont des activités parallèles. Ils posent tous les deux des questions fondamentales à propos de notre expérience et de notre perception du monde. » You’re damn right, guy !
Bill Fontana est d’abord un musicien. Les scientifiques et les musiciens ont en commun les oscillateurs harmoniques, les résonateurs, même s’ils n’en ont pas tout à fait le même usage.
L’oscillateur harmonique est la star des stars en physique. Il est partagé avec les mécaniciens, les électriciens, les opticiens, ainsi qu’avec d’autres scientifiques et techniciens dont le nom ne se termine pas en … "ciens", mais il est bien partagé avec les musiciens. Ici sa représentation la plus simple.
Les oscillateurs harmoniques sont des systèmes oscillants avec des fréquences de résonance. Dans le cas du Millenium Bridge, l’intention est explicite avec un projet qui s’appelle Harmonic Bridge. Bill Fontana pose des accéléromètres, les capteurs, en différents points du Millenium Bridge qui est le résonateur. Il décrit les choses ainsi pour le New York Times en 2006 :
- « Le pont est comme un instrument à cordes géant pour moi. »
- « D’ailleurs, il ressemble à un instrument à cordes. »
En allant au plus simple !
L’enregistrement des cloches qui ne sonnent pas souligne un point essentiel de la démarche de Bill Fontana. Il ne cherche pas à capter directement les vibrations de la matière autour de nous, ce bourdonnement ambiant et permanent. Il ne le fait pas pour une raison simple : c’est surtout un bruit continu, envahissant et désagréable. Heureusement, en fait, que nous ne percevons pas ces vibrations.
Bill Fontana se sert d’une cloche ou d’un pont comme medium, pour transformer cette vibration, la filtrer. Il l’installe comme une sorte d’instrument de musique joué par ce bruit universel. Une cloche a des fréquences de vibration qui lui sont propres, celles que l’on entend quand elle sonne bien sûr. Le son qu’elle donne à écouter en réponse aux bruits extérieurs qui viennent la mettre en vibration, est déterminé par ces fréquences caractéristiques. La cloche agit bien ici comme un filtre qui sélectionne dans le bruit qui vient la perturber les sons qui lui sont propres. C’est en fait la même chose pour le Millenium Bridge. En résultent ces sons étranges, fascinant et envoûtant.
Au plus simple, le pont vibre comme une corde attachée à ses deux extrémités, comme dans tous les instruments de musique à cordes en fait.
J’emprunte à la page Harmonics de l’encyclopédie des sciences de David Darling, cette illustration qui montre les vibrations possibles d’une corde et les notes de musique associées.
Le Millenium Bridge entre la Cathédrale Saint Paul et la Tate Modern, un des magnifiques emblèmes du Londres d’aujourd’hui. Ses vibrations provoquées par les passants, le vent, le trafic ambiant… par la vie en fait. Ce brouhaha imperceptible de la vie joue de la musique grâce au pont et à ses multiples fréquences propres, son spectre de vibration dit-on. Cette musique est rendue audible en temps réel dans l’immense Turbine Hall voisin pour ses visiteurs. Bill Fontana revisite notre façon d’habiter le monde, nous le fait redécouvrir au delà de notre perception, nous remet peut être plus fortement dans le réel.
Entrer dans Google : « harvesting ambiant energy »
Tout de même. Ces vibrations mécaniques sont d’une amplitude si faible qu’il nous est difficile de les percevoir, mais elles sont ici le mouvement d’un pont entier, voire du sol. Mouvement faible mais grande énergie. Grande énergie mais énergie mécanique diluée dans l’environnement.
Les mots le disent. L’énergie de mon enfance, c’est les centrales, et les réseaux de distribution depuis les centrales jusqu’aux lieux de consommation. En France, c’est EDF. Les mots aujourd’hui sont sources d’énergie intermittentes, avec une production locale. C’est par exemple le solaire et l’éolien. C’est aussi cette énergie ambiante liée à ces vibrations mécaniques, présente partout donc mais imperceptible. Bill Fontana par ses œuvres nous révèle cette énergie ambiante.
Il suffit de chercher dans Google « vibration energy harvesting » pour appréhender l’existence d’une activité à l’échelle mondiale qui tente de récupérer une partie de cette énergie pour nos usages. Il n’y a pas de petites économies. A Grenoble, le développement de tels dispositifs de récupération est une recherche menée par plusieurs laboratoires. On retrouve les universités, le CEA, le CNRS… Ce n’est pas aussi simple que de détecter et de donner à percevoir. Cette énergie est non seulement très diluée autour de nous mais en plus elle est associée à des mouvements rapides et désordonnés, et donc assez imprédictibles. Construire ces dispositifs de récupération de l’énergie des vibrations mécaniques ambiantes a fait l’objet de thèses de doctorat ces dernières années.
De ce point de vue, Bill Fontana est aussi un artiste bien de son temps : il rend évidente cette énergie ambiante que nous cherchons aussi à récupérer. Bien sûr, il s’agit d’applications ponctuelles. On récupère très peu d’énergie avec chaque dispositif et donc ce n’est pas si simple, mais bien placée, elle peut être très utile.
Et finalement… la suite
J'ai deux autres articles en vue sur les vibrations ambiantes: Good vibrations (2/3) et (3/3). Ils seront la suite de celui-ci.
- Good Vibrations (2/3) racontera comment on peut voir et jouer avec ces vibrations sans aucun système électronique ou numérique. Il s’agira de la description d’un travail fait par des étudiants en Arts, Design et Sciences dans un cours de l’Université Grenoble Alpes au FabLab de La Casemate. Pour reproduire le dispositif obtenu, il suffit d’être dans une cuisine.
- Good Vibrations (3/3) au contraire expliquera au lecteur comment se prendre pour Bill Fontana en jouant avec son smartphone. Bon, évidemment, là… l’histoire est un peu plus compliquée. Pour que ce soit simple dans les mains de chacun, il n’a fallu rien de moins qu’une collaboration entre des étudiants de l'Ecole Supérieure d'Art et de Design de Valence et de l’ENSCI Les Ateliers à Paris, des chercheurs de l’IRCAM et du Centre de Recherches Interdisciplinaires de l’Université Paris Descartes.
>> Note
- Bernard Krause, musicien et bioacousticien américain, est à l’origine de l’exposition Le Grand Orchestre des Animaux, à la Fondation Cartier qui a ouvert le 2 juillet 2016 et se poursuivra jusqu’au 8 janvier 2017. Bernard Krause depuis des décennies enregistre les sons sur notre planète, les sons humains, animaux mais aussi des plantes et en fait les sons de tout ce qui produit des sons. Il a ainsi observé l’impact croissant de l’homme sur le monde.