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Les imaginaires comme terrain de recherche

Publié par Marion Sabourdy, le 2 septembre 2014   5.3k

Rencontre avec Isabelle Krzywkowski, directrice du CRI, le Centre de recherche sur l’imaginaire fondé il y a près de 50 ans.

Rattaché au Département Lettres et arts du spectacle de l’Université Stendhal, le Centre de recherche sur l’imaginaire (CRI) « conduit une réflexion sur les aspects, l’évolution et le sens d’une herméneutique des images, des symboles, des archétypes et des mythes à l’œuvre dans l’imaginaire d’une culture, d’une époque ou d’un créateur ». Il se compose d’une vingtaine d’enseignants-chercheurs ou membres associés intéressés par les imaginaires des lieux, des sciences & technologies, du corps et par l’analyse des mythes. Pour en savoir plus, nous avons rencontré sa directrice, Isabelle Krzywkowski, Professeur de Littérature générale et comparée à l’Université Stendhal, ainsi que Patrick Pajon, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication et responsable de la communication du CRI.

Pouvez-vous nous présenter le Centre de recherche sur l’imaginaire ?

Le CRI a été créé en 1966 par Gilbert Durand. Dès sa fondation, il prévoyait une réflexion transversale et interdisciplinaire sur la place de l’imaginaire dans la construction des savoirs. Pour beaucoup de personnes, l’imaginaire est l’inverse du réel alors qu’il représente en fait un mode fondamental de construction de la réalité et de la culture ; c’est ce qui nous constitue en tant qu’humains. Et on peut en avoir une approche scientifique. C’est le cas de nombreux chercheurs partout dans le monde, qui essaient de comprendre comment cette capacité humaine fonctionne et se déploie. Ces chercheurs mettent en jeu des sciences humaines et sociales ainsi que des techniques dans les domaines de l’art, pour pouvoir externaliser et retranscrire ces imaginaires.

Isabelle Krzywkowski

Le CRI n’est donc pas tout seul…

Non, bien sûr ! Le CRI de Grenoble (fondé initialement à Chambéry) est le plus ancien, mais il existe une cinquantaine de « CRI » ou centres comprenant le terme « imaginaire » dans leur nom, sur les cinq continents. Au fil des années, cette activité s’est institutionnalisée sous la forme d’un réseau international, le CRI2i, qui dynamise les collaborations. Des équipes brésilienne, roumaine, sud-africaine ou taiwanaise revendiquent d’ailleurs leurs liens très étroits avec nous.

Quelle est la place des sciences et techniques dans vos recherches ?

Un des axes de recherches du CRI s’intéresse particulièrement à ce sujet car il est de plus en plus présent dans notre société. Je pense à la manière dont les scientifiques mais aussi le public se représentent les sciences et les technologies. Le travail scientifique, même le plus désincarné, ne se détache pas du fond culturel dans lequel il se déploie. A l’inverse, les développements scientifiques et les retombées technologiques modifient l’existence même de l’imaginaire. Prenez l’exemple des Fab Labs. Pourquoi assiste-t-on à un tel emballement ? Parce qu’on glisse de l’imaginaire du grand, du puissant et concentré (l’imaginaire industriel) au petit, distribué et collaboratif.

Avez-vous des exemples de recherche sur les thèmes scientifiques et techniques ?

Nous nous sommes positionnés sur ces thèmes dans le cadre du Cluster 14, un groupement inter-équipes lancé il y a 8 ans sur le thème « Sciences, techniques et communication » et soutenu par la Région Rhône-Alpes. Nous avons alors proposé un séminaire sur la science-fiction et deux thèses, l’une sur les imaginaires du nanomonde et l’autre, par Nicolas Schunadel, en partenariat avec le CEA, sur la question de la peur des technologies. Nous travaillons également beaucoup sur les rapports entre création et technologies.

Plus récemment, les chercheurs et doctorants du CRI ont travaillé sur la notion du corps augmenté, de la relation entre corps et technologie. Nous avons notamment proposé un séminaire sur le transhumanisme avec l’équipe de philosophie de l’UPMF et un programme avec Lyon-1 sur le bio-art et le bio-hacking. Une de nos doctorantes a mené une thèse CIFRE, c'est-à-dire financée par un industriel (ici Chanel) avec pour thème la façon dont différentes cultures et imaginaires concevaient les interventions techniques sur le corps. En parlant de thèse CIFRE, nous en avons une en cours sur l’imaginaire du déplacement électrique, à la demande de Renault.

Cette année, nos doctorants ont organisé un séminaire sur l’imaginaire lié aux séries télévisées [ndlr : lire notre article « Le mythe médiéval dans les séries télévisées »]. Nous les incitons à parler devant le grand public, ce que l’un d’entre eux a également fait l’année dernière dans le cadre du festival des Rêv’Ailleurs. Nous considérons que ce double travail de production scientifique et de diffusion est l’occasion d’apporter les évolutions les plus récentes de la recherche au grand public mais aussi de recevoir ses perceptions en retour.

Avez-vous du mal à travailler avec des scientifiques des « sciences dures » ?

Il y a souvent besoin d’une phase d’adaptation, de précision des termes que nous employons mais ensuite ils conçoivent facilement notre travail et apprécient la réflexivité que nous apportons. Nous-mêmes, nous apprenons beaucoup d’eux. En revanche, nous avons un peu plus de mal avec un autre public, celui des décideurs qui conçoivent l’imaginaire comme un « catalogue d’idées » dans lequel ils pourraient piocher pour faire accepter leurs innovations. Ils sont à la recherche des « mots qui vont bien » et nous sommes alors considérés plutôt comme des « consultants ». Cela est encore plus fort dans le domaine économique. Le marché évolue de plus en plus vers la commercialisation de l’expérience : on ne vous vend plus des voitures mais des voyages !

En quoi votre recul sur toutes ces thématiques est important ?

Ensemble, nous travaillons à construire un autre regard sur l’imaginaire, nous essayons de produire de la réflexivité. En somme, nous sommes des « agitateurs de particules » qui faisons en sorte que les gens réfléchissent à leurs propres pratiques. En effet, il y a besoin de réflexivité dans de nombreux secteurs, où les professionnels ont le « nez dans le guidon ». Notre expérience pourrait nourrir des formations spécifiques, pour leur donner une distance, un regard critique, une posture qui les ferait se sentir mieux dans une société d’urgence permanente. Nous pensons par exemple, pour commencer, à des métiers d’accompagnement et d’ouverture, comme dans le médical ou le tourisme.

Et pour la suite ?

Pour qu’il y ait de l’imaginaire, il faut qu’il y ait de la perception. Nous souhaitons élargir la « gamme perceptive », par exemple en utilisant le big data, qui fait émerger des pans entiers d’informations, de réalité, à partir d’un grand nombre de données. Il s’agit de choses qu’on n’avait encore jamais perçues jusqu’à présent, des nouveaux types d’empreintes du monde ou imago. Cela sera l’objet du prochain séminaire du CRI. Sans oublier d’autres projets, sur les conditions contemporaines du récit, la création numérique, l’imaginaire des jardins ou encore la représentation du travail…

>> Crédits photos : Interior_Photos, capture d'écran de la vidéo de Francis Feeley, Craig Sefton, Exploratorium