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Science F(r)ictions

“Ce qui m’intéresse, c’est le caractère social des sciences et leurs conséquences sur l’humanité” Mathieu Bablet

Publié par Marion Sabourdy, le 27 mars 2017   9.6k

Rencontre avec l’auteur et dessinateur grenoblois Mathieu Bablet, qui nous raconte son oeuvre, la genèse de sa superbe dernière bande dessinée, Shangri-La, et son rapport à la science-fiction.

L’Imaginarium : c’est dans le bien nommé espace de travail partagé que Mathieu Bablet m’accueille, près de sa grande table de dessin et ses bandes dessinées à disposition des visiteurs. Un peu plus loin, une reproduction de la fusée dans laquelle voyage Tintin dans “On a marché sur la Lune” et des boîtes de LEGO Architecture (le métier des “coworkers” de Mathieu).

Le jeune auteur - tout juste 30 ans - a déjà publié trois bandes dessinées (La Belle Mort, Adrastée et Shangri-La), signant à chaque fois le scénario, les dessins et la couleur. Il a également dessiné et mis en couleurs Doggybags, tous chez Ankama éditions. On y retrouve à chaque fois des planches magnifiques aux perspectives vertigineuses peuplées de personnages rêveurs ou révoltés aux visages taillés à la serpe.

Extrait d'Adrastée

L’histoire de sa dernière BD publiée en 2016, Shangri-La, se passe dans un futur lointain dans lequel les humains sont parqués dans une station spatiale en compagnie d’animoïdes qui marchent et parlent. La station, dirigée par la multinationale Tianzhu Enterprises, s’apparente à une gigantesque ville où chacun est à sa place. Enfin, seulement en apparence… Mathieu nous en dit plus.

Quel est ton parcours ?

Je suis né et j’ai grandi à Grenoble. J’ai un bac scientifique - j’ai toujours été amateur de sciences - puis j’ai bifurqué vers les arts, tout en gardant cet intérêt pour les sciences. J’ai été à l’ENAAI à Chambéry, une École d’Arts appliqués où j'ai été formé à l'illustration, le graphisme, la bande dessinée et le dessin animé pour acquérir en trois ans les bases académiques du dessin.

Couverture de Shangri-La

Quelles techniques utilises-tu pour créer tes bandes dessinées ?

Je dessine à la main et je fais les couleurs par informatique, ce qui me permet de gagner du temps. Sur Shangri-La notamment, je voulais que les images de la Terre aient un rendu photographique. Seul l’ordinateur le permettait. J’ai beaucoup travaillé à partir de photos trouvées sur le site de la NASA, afin d’obtenir une certaine authenticité dans le rendu de l'espace. Par exemple, sur les clichés de la Terre, on ne peut pas apercevoir les étoiles tout autour, à cause de la lumière réfléchie par la planète. Ça m’a permis de travailler en contraste entre les grosses masses noires de l'espace et une planète Terre très lumineuse.

Extrait de Shangri-La

Quels sont les points communs et les différences entre tes BD ?

Dans mon premier livre, La Belle Mort, on suit un petit groupe de personnages qui survivent dans un univers post-apocalyptique. On s’attache en particulier aux liens qu’ils tissent entre eux. A savoir, quand on se retrouve seul sur Terre, qu'est-ce qu'on fait de sa vie, quels sont les objectifs que l'on se fixe pour justifier sa survie.

Couverture de La Belle Mort

Dans Adrastée, le rythme est très onirique. C’est une invitation au voyage où le lecteur est tout autant acteur que le personnage principal. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a autant de cases muettes. C’est l’histoire d’un homme immortel qui s’aperçoit qu’il n’a pas fait le deuil de la personne qu’il aimait. Cela parle de l’humain, de ce qu’il fait avec sa vie, de la finalité qu’il met dedans. Dans Shangri-La, les personnages sont prisonniers d’une situation, d’un contexte répressif. Mais eux aussi cherchent leur voie, surtout John, un réel personnage tragique, celui que j’ai préféré écrire.

La Belle Mort se passe dans un univers post-apocalyptique, Shangri-La dans l’espace. D’où vient ton attrait pour la science-fiction ?

Je lis et je “consomme” beaucoup de science-fiction, que ce soit en littérature ou au cinéma. C’est même mon genre préféré. Shangri-La est fortement inspirée du genre appelé l’anticipation, cette SF contestataire qu’on retrouve avec Le Meilleur des mondes (Huxley) ou 1984 (Orwell), ainsi que de certaines BD comme Universal War One (Bajram) ou de manga comme Akira (Otomo), avec ses décors foisonnants et son histoire complexe aux multiples intrications.

Planche de Shangri-La

J’ai souhaité partir du contexte politique et économique de notre société actuelle et le transposer dans un futur lointain, pour offrir un effet de miroir et profiter d’une certaine distance. Ensuite, j’ai construit l’histoire avec des éléments scientifiques mais ce qui m’intéresse le plus, c’est le caractère social des sciences et leurs conséquences sur l’humanité, c’est aussi le rapport entre les humains et les animoïdes, en tant que minorités.


Personnages de Shangri-La (le deuxième est John, l'animoïde)

J’ai d’ailleurs toujours ces questionnements au quotidien, au sujet de la consommation de masse, de l’écologie, des systèmes d’information, de notre dépassement en tant qu’espèce. On est de mieux en mieux renseignés, par rapport à d’autres époques, mais j’ai l’impression qu’on a de plus en plus besoin de se politiser...

Dans Shangri-La, tu évoques - entre autres - l’explosion d’une étoile, la terraformation de Titan et la manipulation génétique. Étais-tu déjà familier de ces sujets ?

Pas vraiment. Je me suis renseigné, pour rester crédible ou pour comprendre à quel moment je prenais des libertés. C’est d’autant plus important dans une oeuvre de “hard science”. Mes sources principales sont la bibliothèque, internet et les revues de vulgarisation scientifique.

Exosquelettes et robots de Shangri-La

J’ai fait des recherches sur la terraformation des planètes et des satellites de notre système solaire, comme Titan ou Encélade : comment créer une atmosphère, est-ce que les hommes sont adaptés pour vivre à une densité plus faible, etc. Je me suis renseigné sur les étapes de l’explosion d’une supernova, par exemple comment l’étoile consomme par strates ses éléments, jusqu’à ce qu’il ne reste que du fer. J’ai cherché des choses sur l’antimatière, le voyage temporel et les trous de ver… pour savoir si un élément qui crée de l’énergie de manière conséquente peut tordre l’espace et le temps au point d’envoyer une personne dans le passé. J’ai pu m’apercevoir que la solution que je propose dans la BD est fausse, scientifiquement parlant, mais j’en avais besoin pour l’histoire.

Déjà 30 000 exemplaires de Shangri-La ont été vendus. Comment réagis-tu à une telle réussite ?

C’est vraiment inattendu. En moyenne, les bandes dessinées se vendent plutôt à 5000 exemplaires. J’ai sûrement bénéficié de l’édition de la BD en un seul tome, à un moment où la SF n’était pas très représentée dans la BD...

L’environnement de Grenoble t’inspire-t-il pour tes BD ?

Oui. Dans La Belle Mort, certains bâtiments ressemblent à ceux de Grenoble. Dans Adrastée, je me suis inspiré des reliefs du Vercors et de la Chartreuse pour certains paysages. Enfin, pour Shangri-La, j’ai dissimulé le Garage hélicoïdal dans la station spatiale [lire : Le Garage hélicoïdal : un écrin de béton en plein centre de Grenoble] !

Le Garage hélicoïdal a inspiré cette planche

Sur quel projet travailles-tu actuellement ?

En ce moment, je lis pas mal de livres sur le transhumanisme et l’intelligence artificielle. Ces domaines évoluent très vite, on a des avancées quasiment chaque mois ! L’IA est de plus en plus présente, en lien avec la robotique. Tout cela va poser des questions au sujet du marché du travail, de la disparition de certains métiers voire même sur la morale ou encore la neutralité de ces IA, qui sont pour beaucoup créées par des hommes occidentaux hétéronormés...

Je suis dans ma phase de documentation et d’accumulation, en début de projet. J’ai presque terminé le découpage. Je cherche un équilibre entre une anticipation crédible et une fiction pas trop parasitée par de l’information. Le récit s’étalera sur les 150 prochaines années. Le dessin et la couleur me prendront environ deux ans. Rendez-vous en 2019 !

>> Le site de Mathieu Bablet : Cinquième dimension

>> Illustrations : Mathieu Bablet / Ankama