Prisonniers du temps ? - RPU
Publié par Jean Claude Serres, le 11 octobre 2021 1.5k
De notre rapport au temps
Le thème des Rencontres Philosophiques d'Uriage était : « Prisonniers du temps ? »
Dès que l'on aborde des questions de temporalité, nous utilisons le terme « temps » comme si cela allait de soi, comme une évidence, en fait un impensé. Dès que chacun cherche à réfléchir à la nature propre du temps ou à sa représentation, cela devient très difficile à conceptualiser et encore plus à partager. Dans le langage courant, nous entendons souvent cette expression, encore une évidence, un impensé, par exemple « l'accélération du temps », « gagner du temps », le « passe temps », et surtout ce « manque temps » chronique.
De la nature du temps
Dans la langue française le terme temps est très polysémique temps : temporalité et temps météo. Faisons un petit détour par le temps météorologique. Un des indicateur est la température. La température objective nous est donnée par un thermomètre. Hors cette température sera fonction du mode de transmission de la chaleur sur le thermomètre : rayonnement, convection, force du vent et matériaux support. La température ressentie par une personne sera fonction du taux d'humidité, de la force du vent, de son activité (action, immobilité) et de l'énergie interne du corps comme des habits de protection. Dans le froid, un seul point humide au niveau des pieds ou du col de chemise pourra modifier considérablement le ressenti.
Pour questionner notre rapport au temps ( temporalité) la polysémie va être encore plus grande. Le terme « temps » est en lien avec les notions de durée, d'instants qui se succèdent, de mouvements, d'efficacité, de déplacement, de mémoire (passée) et d'avenir (imagination, projections). La représentation du temps par la variable sur un axe (souvent l'axe des abscisses), à la différence d'une dimension spatiale montre cette succession d'instants. En fait quand on pointe sur cet axe un instant, ceux qui précèdent n'existent plus et ceux qui adviendront n'existent pas encore.
Pour le philosophe, le concept de temps peut prendre deux réalités : la première est que le temps n'existe que dans le mental, la conscience de l'homme avec le problème majeur : comment définir ce qui précède l'arrivée de l'homme ( homo sapiens) sur terre. La seconde est de considérer le temps comme une réalité objective indépendante de la conscience humaine de cette notion. Le temps existerait comme une « chose matérielle », une substance constitutive de l'univers.
Pour le physicien le temps retrouve deux natures : d'une par le concept d'un référent immobile constitué d'une succession d'instants singuliers : causalité directe et irréversible de cette référence. D'autre part, la flèche du temps des événements qui se succèdent dans ce référentiel et qui se transforment de façon causale là aussi rarement réversible. Exemple : chaque jour de sa vie un peintre dessine un nombre qui succède à celui du jour précédent augmenté d'une unité. C'est le référent immobile et causal irréversible. Simultanément le peintre se photographie dans les mêmes conditions et affiche sa photo à coté du nombre. Au fil des années on peut constater le vieillissement du personnage. C'est aussi irréversible. Cela révèle la flèche du temps. Alors que le continuum d'écoulement du temps, succession des instants est commun à toute échelle des espaces, la flèche du temps dans notre quotidien comme dans les grands espaces du cosmos, ne va pas de soi dans le nano monde, celui des particules élémentaires. La flèche du temps donne sens en allant du passé au futur : avant de poser le toit il faut construire les fondations et puis les murs. Dans le nano monde et la « mécanique quantique », la « flèche du temps » qui donne sens, irait plutôt du futur vers le passé.
Quoiqu'il en soit, la nature du temps comme grandeur physique n'est pas immuable, elle peut vibrer : ondulation des ondes gravitationnelles. Si tout est causalité alors le hasard n'aurait plus sa place. Le hasard existe à toutes les échelles. Par exemple dans la duplication des cellules humaines, il peut y avoir un peu de désordre qui générera une cellule variante. Cette variance s'éteindra ou survivra à la duplication suivante. Cependant si le hasard existe, c'est à dire si le « hasard » n'est pas ce qui manque dans notre compréhension du monde, pour expliquer un déterminisme encore caché, il nous offre très peu de possibilités. La théorie de l'évolution révèle une croissance exponentielle de la complexité des organismes, de l'amibe au cerveau humain...Il n'y aurait pas d'autres choix possibles ??? La nature du temps comme grandeur physique existe-t-elle vraiment ? Cette question est débattue par les scientifiques qui cherchent à unifier la représentation du monde, quelle qu'en soit l'échelle. C'est le chemin difficile que nous a invité à suivre Étienne Klein dans un exposé autant lumineux que accessible.
De la représentation du temps chez les philosophes et les scientifiques
Restons encore dans le champ scientifique. La variable « t » dans les équations mathématiques qui représente le temps reste un simple indicateur. Comme dans le temps météorologique, la température reste un indicateur des variations de chaleur, c'est à dire de l'énergie. Les équations de type y = f(x,t) qui représentent dans l'espace la trajectoire d'un objet lancé dans le ciel par exemple est parfaitement réversible alors que le phénomène physique ne l'est pas.
Revenons au concept du temps étudié par les philosophes, dans la philosophie occidentale. Les concepts de « temps » comme celui de « dieu » existent dans nos langues européennes, latines et grecques Ce n'est pas le cas dans d'autres cultures, nous le verrons plus loin. Le temps s'écoule à l'infini, depuis l'origine des temps, la genèse par exemple ou le big bang. Mais cependant il reste mystère. Car si le passé n'existe plus et si le futur n'existe pas encore, l'instant présent comme le chas d'une aiguille est le moment ou le futur se transforme en passé, l'instant présent comme un point dans l'espace peut devenir un infiniment petit, hors de notre conscience. La spatialisation du temps (t) sur une droite (abscisse) représente à droite comme à gauche d'un instant tn des instants tn-1 et tn+1, des instants qui n'existent plus ou pas encore. C'est donc une fiction. C'est une représentation mentale qui n'a sans doute guère à voir avec la « nature du temps » traité précédemment.
Sans remonter jusqu'aux grecs, un grand penseur du temps Saint Augustin représente le temps en quatre grandes dimensions : le passé « souvenir », le futur « avenir , imaginaire» qui est en attente et le présent qui serait un instant d'attention à ce qui est. Alors la quatrième dimension, pour lui, est le temps éternel de sa présence à dieu.
L'instant présent peut dans l'acceptation d'être une attention à ce qui est, se nourrir d'un passé proche déjà là et d'un futur proche en devenir. Ce qui correspond de manière métaphorique à une mélodie. Le son qui va advenir est déjà dans la trace des précédents. Si par hasard le soliste arrête la mélodie, casse une corde par exemple ou fait silence volontairement nous nous arrêtons de respirer et comme un poison hors de l'eau, nous somme en danger de ne plus vivre !
Dans nos langues européennes, les verbes se conjuguent en fonction des temporalités imparfait, passé simple futur antérieur, futur et présent. Le « temps occidental » est prisonnier de la langue comme de la flèche du temps.
Partons maintenant de langues autres, de cultures autres. C'est le chemin tout aussi difficile et lumineux que nous a invité à suivre François Jullien qui jongle avec les mots comme avec les langues et les cultures. En Chine le concept de temps n'existait pas. Il a été introduit au dix neuvième siècle. Il a été représenté ( la durée) comme une tension entre deux extrémités le début et la fin, de façon paradoxale [fin-début]. En chinois, il n'existe pas de conjugaison. Les verbes s'utilisent à l'infinitif. Le temps chinois est une « temporalité saisonnière ». Chaque saison modifie le paysage comme les « sujets »qui l'habitent. La saison traverse l'individu dans sa façon d'être, de s'habiller, de se nourrir, de ressentir, de regarder de vivre : Les frissons de l'automne, la morsure du froid l'hiver, la floraison du printemps et la chaleur de l'été. Il n'y a ni commencement ni fin mais régulation, flux et harmonies saisonnières, D'où la représentation de la durée [fin-début]. Pour qu'il y ait un début, ce dernier doit être précédé d'une fin. Il ne peut donc exister de commencement premier ni de fin dernière. La question du big bang ne se pose pas.
François Jullien nous a invité à penser, à ruminer la différence entre les concepts de « disponibilité » et de « devancement ». Il existe une grande proximité entre le terme de « disponibilité » et l'expression « prêter attention à ce qui est ». Cela diffère grandement du terme de « devancement » qui signifie vivre avec un temps d'avance. Vivre avec un temps d'avance, en continuité serait peut être la posture qui nous rendrait prisonnier du temps, alors que vivre avec le passé, avec les souvenirs, en continuité engendrerait l'immobilisme. Se rendre disponible à ce qui est comme à ce qui advient consisterait à prendre en compte les menaces comme les opportunités potentielles pour tracer ou cheminer, le pas suivant de la vie.
La représentation du temps chez les sociologues
Harmut Rosa dans « l'accélération » en 2010 pour un diagnostic sociétal puis dans « Résonance » en 2018 cherche des voies pour sortir de cet emprisonnement du temps. Les historiens montrent que depuis les grandes découvertes de la renaissance, le capitalisme naissant et la religion catholique ont conduit de concert à critiquer la posture d'oisiveté, la paresse et la lenteur. Aujourd'hui la recherche de « l'efficacité » maximale est l'expression la plus pertinente pour caractériser cet enfermement, cette prison qui impose de vivre continuellement en posture de devancement ».
Le temps de travail qui se doit être le plus efficace possible contamine les autres temps de vie qui se doivent être tout aussi efficaces pour entrer, pour être contenus dans cet « espace temps » qui nous est donné à vivre chaque jour dans le mode éveillé. Pour pouvoir tenir et réaliser nos actes et ambitions, la recherche de l'efficacité se conjugue avec le grignotage du temps de sommeil, avec la consommation de stimulants et parfois de dopage. Il n'y a pas que les sportifs qui cherchent à aller plus vite.
Dans la « convivialité » Ivan Illich évaluait la durée de travail hebdomadaire pour se loger, se nourrir, s'habiller, se distraire. En fonction de la reconnaissance monétaire du temps de travail c'est à dire de l’appartenance à une classe sociale, tous les besoins pouvaient être facilement satisfaits, ou au contraire précarisés, voire supprimés : vivre ou survivre.
Certains ont choisi de moins délocaliser, de moins sous-traiter et ainsi de cuisiner leur nourriture, de réaliser leurs vêtements, de cultiver leurs légumes, et plus rarement car cela demande beaucoup de temps, de compétences et d'énergie, de construire leur habitat.
Le temps social de la rencontre qui était scandé par l'horloge du clocher a été brutalement remplacé par l'urgence à prendre en compte l' interruption de nos mobiles (tel., sms, tchat...) et cela touche toutes les classes sociales : vivre en mode d'urgence permanente..
La représentation du temps pour chaque individu
Ces rencontres si enrichissantes n'ont finalement que très peu questionné le temps subjectif vécu par chaque individu. Et cela sans doute par manque de temps, et aussi pour le public par difficulté de pouvoir digérer, intégrer autant de connaissances en interaction. Le « mur » de l'immobilisation imposée par la covid lors du premier confinement en 2020, planétaire était un inimaginable quelques semaines avant. Aucun pouvoir politique n'aurait pu seul de sa propre volonté l'imposer aux populations.
Ce mur d'immobilisation contre lequel est venu se fracasser la quête de rapidité, d'efficacité et de devancement, a libéré un temps immense de disponibilité familiale et personnelle, propice à penser sa vie, ses urgences et ses enjeux.
Le temps biologique, ses multiples temporalités sont inscrits dans nos horloges biologiques. Il en existe plusieurs sans doute: la mémoire des dates anniversaires, la mémoire épigénétique, la mémoire hebdomadaire, l'anticipation quotidienne, etc.
Le temps psychologique ou encore le temps ressenti, subjectif peut se nuancer à l'infini en fonction des langues, des cultures. La littérature avec en particulier Proust «A la recherche du temps perdu » nous invite à cheminer différemment, à nourrir d'autres écarts ou regards.
Je vais produire deux témoignages qui irriguent mon rapport au temps. La perception de l'avancée en âge, diffère pour moi du vieillissement. Il existe quatre temporalités : l'âge officiel ou académique repéré en occident depuis la date de naissance, l'âge du corps, l'âge psychique et l'âge sociétal. L'âge du corps se caractérise par l'usure des articulations, la déformation du squelette et par l'impact des maladies. C'est un avancement certain qui peut cependant avoir des retours en arrière par une perte de poids, par un retour à des activités abandonnées, par la rencontre d'un nouveau partenaire.
L'âge psychique est celui de notre appétit de vie, de projets, d'aventures. Le vieillissement psychique se caractérise par un glissement lent ou rapide vers des postures d'attente, d'immobilisations mentales. L'âge sociétal est peut être plus difficile à prendre en compte. C'est notre capacité d'acceptation, d'engagement, de fascination ou de rejet du vivre aujourd'hui et demain dans un monde en pleine mutation. François Jullien nous a montré la différence de perception entre la crise vécue dans une perspective occidentale ou d’extrême orient.
J'utilise personnellement l'expression « catastrophe-métamorphose » pour caractériser une crise. On n'en sort pas comme on y est entré. C'est la métaphore de la chenille devenue papillon. Entre deux étape c'est la « purée de pois ». On ne peut deviner ce que le monde, la société et notre avenir personnel, vont advenir. La posture de disponibilité nous impose d'accepter l'incertitude. A la différence des cultures juives ou musulmanes, la culture catholique dominante cherche à fuir l'incertitude et donc favorise la posture de devancement : ne pas être surpris. La « catastrophe » fait référence dans mon imaginaire à la mathématique des plis ou des bifurcations de René Thom.
Le second témoignage concerne le management de soi et de ses relations aux autres. J'utilise pour cela la métaphore du fleuve. Il y a le fleuve qui coule dans son lit, un canoë et une personne qui conduit le canoë. Ce qui représente le temps , son écoulement n'est pas le fleuve mais son lit immobile qui va du haut de la montagne vers la mer. Évidemment le terrain peut être secoué par les tremblements de terre, les fameuses ondulations gravitationnelles du temps. Le fleuve ne représente pas le temps mais le flux d'informations qui nous submerge. Au milieu le courant est le plus fort. Parfois vers les berges ou proche d'un obstacle le courant s'inverse et permet une courte remontée. Si le lit est contraint et resserre le fleuve ce dernier va accélérer.
Le management de soi va impliquer plusieurs postures. Si devant obstacle ou chute d'eau se présente, le pilote va devoir être en posture de devancement, anticiper la trajectoire. C'est l'usage du rétro planning. Pour pouvoir prendre appui sur le cours d'eau, il va accroître sa vitesse et ainsi contrôler la trajectoire. Avant cela il peut faire le point et immobiliser son canoë derrière un obstacle. C'est le management circulaire : le bilan et la régulation du parcours à effectuer de temps en temps. Le rameur peut remonter le cours du fleuve grâce aux contre courants informationnels : il va partir dans un voyage mental à la recherche des souvenirs.
La notion d'accélération du temps devrait être remplacée par l'accélération du flux d'informations et simultanément de la fréquence des décisions vitales à prendre. Nous pouvons être prisonnier du flux d'informations, à être toujours en posture de devancement pour réduire les dangers et l'incertitude, au risque de perdre des opportunités. La posture juste consisterait à se donner des moments variés :
- de pilotage bilan : arrêt sur image, faire le point.
- d'anticipation pour contrôler la trajectoire
- de travail sur les souvenirs utiles – l'écriture du livre d'or de ses réussites
- de disponibilité à ce qui est et ce qui advient : contemplation saisir les opportunités propices à la rencontre
- de choisir une succession de parcours lents, rapides engagés, calmes et sereins, etc.
Le temps subjectif, ressenti possède une épaisseur, une intensité. C'est la pleine attention que l'on peut porter à l'instant présent dans la contemplation, ou l'émerveillement ou alors dans un geste créatif en pleine concentration. L'activité, le trop d'activités accélère le ressenti du temps qui passe. Alors que l'ennui le ralentit l'immobilise. La grande intensité de l'instant vécu, d'un moment qui nous enthousiasme n'a rien à voir avec un quelconque ralentissement ou une accélération. C'est un moment pleinement vécu.
Pour sortir de la sensation d'accélération au flux d'informations que l'on accepte de subir, pour sortir de la dictature des agendas et des interruptions numériques, nous avons besoin d'apprendre à vivre dans des temporalités variées, d'apprendre à traverser des cultures autres pour changer nos regard sur la vie qui s'écoule en nous. Ne pas être figer dans le « tout est immobile » du « sujet » ni dans le « tout est relationnel » de l'impermanence bouddhiste. La question n'est pas de s'immobiliser dans un extrême ou l'autre ou encore dans un juste milieu. Mettre en tension les deux extrêmes serait sans doute plus approprié.
C'est la prise en comte de la pensée de Sénèque se conjuguant avec celle de Héraclite qui peut nous aider. Ne pas chercher à changer de culture comme mettre la tête d'un mouton sur un corps de chèvre qui ne serait que chimère. Mais regarder ce qui nous a construit, « se libérer du connu » (Krishnamurti) regarder d'un point de vue extérieur à la culture occidentale (chinois, bouddhiste, juif, musulman …) pour trouver les mots dans notre langue propre afin d'exprimer nos ressentis, de les partager et de les faire évoluer si besoin.
Sénèque : La brièveté de la vie – la vie se divise en trois temps : le passé le présente et l'avenir. Le présent est court, l'avenir incertain. Le passé seul est assuré car sur lui la fortune a perdu ses droits. Et il n'est au pouvoir de personne d'en disposer de nouveau. C'est ce que l'on peut exprimer par un « passé accompli » qui ne se prolonge pas de façon contraignante dans le présent.
Héraclite : Ne pas oublier « par où passe le chemin » : il "passe" par les contraires. « C’est le même chemin qui monte et qui descend ». « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Non seulement parce que l'eau n'est plus la même mais parce que l'environnement est différent et que la personne elle aussi se transforme.
François Cheng : « Œil ouvert et cœur battant » Mais avec l'avènement de l'homme naît une autre type de beauté (cf la beauté physique) qu'on peut qualifier de beauté du cœur ou de l'âme. En quoi l'instant présent nous ouvre à la beauté de l'âme ?
Surtout s'ouvrir à la rencontre de l'autre, des autres car comme le dit si bien François Jullien : « il n'y a pas d’identité culturelle ». C'est à chacun de nous d'en décider et de vivre comme bon nous semble.