Le Changement Permanent
Publié par Jean Claude Serres, le 18 octobre 2022 2.2k
Le changement permanent est devenu notre quotidien dans la tranche de vie 2020 -2040. A cet horizon de vie sociale décarboné, une autre organisation sociale adviendra dans un occident impensable, hors de notre imaginaire. Pendant 10 à 20 ans, nous allons traverser multiples catastrophes, bifurcations au sens de René Thom1 et aussi de transformations douloureuses au sens de Pierre Zaoui2. L’inimaginable est à nos portes.
En peu d’années, nous avons été confrontés aux gilets jaunes (la paupérisation des zones rurales), la covid (confinement et arrêt brutal de la mondialisation commerciale) et enfin la prise de conscience européenne des enjeux de la guerre entre la Russie et l’Ukraine dévastant les grands équilibres mondiaux. Ce sont trois catastrophes (bifurcations, mécaniques des plis) collectives et traumatiques sur le plan individuel et psychique. L’impensable, l’impossible s’est réalisé.
D’autres transformations tout aussi radicales se concrétisent : la dérégulation climatique et les pollutions multiples enclenchent des phénomènes migratoires et des modification structurelles, économiques, énergétiques et comportementales. Les mouvement intégristes et par oppositions les mouvement féministes modifient considérablement les rapports entre hommes et femmes et en final notre rapport à la vie familiale (20 à 30 % de familles monoparentales ; 150 féminicides par an).
Notre rapport au travail en est bouleversé. Le chapitre I de 1980 à 1995 a vue s’installer le Just In Time, la tension des flux et le zéro stock, la maîtrise statistique des procédés et le 6 Sigma, et enfin la mise en place de la société numérisée. Durant le chapitre II entre 1995 et 2010, l’informatique, les big five et le mobile ont conduit à la première catastrophe numérique : la pression du temps. Les entreprises et surtout les multinationales œuvrant dans le domaine informatique ont été les premières concernées, elles ont du s’adapter. Le chapitre III entre 2010 et 2020 révèle le pouvoir de transformation du numérique sur toute la planète. Le marketing libidineux (promotion des produits par le corps dévêtu des femmes), fer de lance de la société de consommation, laisse pas à pas la place au marketing biface et à l’économie de l’attention3. Aucun système politique n’a su en si peu de temps faire évoluer les comportements individuels. Le chapitre IV qui s’ouvre devant nous conjugue toutes ces catastrophes simultanément.
Dans les précédentes décennies, les entreprises, l’économie et particulièrement les multinationales ont conduit et transformer le monde. Aujourd’hui c’est le contraire, le monde du travail, les organisations sociales, les entreprises sont traversées par toutes ces bifurcations et subissent de plein fouet le mal être de bien des personnes. La féminisation des postes de travail participe au changement profond du rapport hommes femmes. La nature même du travail a changé. Hannah Arendt4 avait perçu sans pouvoir le nommer la mise en œuvre d’un nouveau métier : le chef de projet afin de mieux gérer l’incertitude. Par contre elle n’avait pas anticipé le changement profond de la nature de beaucoup de métiers.
Après l’externalisation de la force physique, puis de l’énergie, les humains ont appris à délocaliser nombre de compétences cognitives. Le GPS, la conduite assistée des voitures, la gestuelle du chirurgien assistée par robots sont des marqueurs forts de la délocalisation cognitive. Depuis les années 2000 une autre externalisation est en œuvre, celle de l’intelligence de situation. Les machines intelligentes élaborent en grande partie les décisions stratégiques. Managers et dirigeants décident des décisions proposées par les machines. Globalement on peut dire que les cœurs de métiers sont passés de l’agir et du faire aux métiers de la surveillance, ce qui facilite grandement la polyvalence puisque les métiers sont les mêmes ! On pourrait caractériser cette évolution comme une « dévirilisation » (perte de responsabilité, perte d'implication dans le faire) de cœurs de métier. En pratique des banques font de l’assurance voiture, de l’assurance santé, les mutuelles jouent à la banque, etc.
Cette féminisation du management des professions et cette dévirilisation déresponsabilisante des métiers transforme le regard de la personne sur son travail. Les DRH spécialistes des plans sociaux se transforment en DRH spécialistes du maintien du personnel à son poste. Quelque soit sa mission, l’opérateur, le cadre ou le dirigeant changent de fonction, d’entreprise ou de métiers sur de simples coups de tête. Les entreprises doivent vivre et s’adapter à cette incertitude permanente. L’engagement à long terme dans l’entreprise se réduit à peau de chagrin.
Le cœur de métier de chaque personne va devenir, dans les prochaines années, la capacité à la construction d’un soi adaptatif, résistant, résilient et en pleine reliance avec ses proches pour faire face à un avenir imprévisible et déstructurant. Chacun de nous, quelque soi la génération sera confronté à une société en inventions de ruptures, sans plan ni sens évident. Chacun se retrouve ainsi en posture d’immigrant sociétal d’un monde en changement permanent.
1René Thom – Paraboles et catastrophes
2Pierre Zaoui – La traversé des catastrophes
3Yves Citton –L’économie de l’attention
4Hannah Arendt – la condition de l’homme moderne