De l'emprise traumatique - Partie II
Publié par Jean Claude Serres, le 20 février 2023 2.6k
Quand l’emprise s’exerce par la mise en œuvre de violences physiques, psychologiques et sexuelles dans le cadre trop fréquent de la vie conjugale, le stress provoqué dépasse les capacités cérébrales de lutte. « Le conflit familial » se transforme en « violences conjugales » qui relève du pénal (crime ou délit suivant la nature des violences). Le juge Edouard Durant a écrit un ouvrage1 remarquable concernant la dimension pénale concernant les violences conjugales et la parentalité. Je me pencherai ici sur la dimension psychologique et neuroscientifique du traumatisme créé sur la victime d’une emprise traumatique à partir des travaux de la psychiatre Muriel Salmona2.
La mémoire traumatique est un trouble de la mémoire émotionnelle. Conséquence de traumatismes graves, elle est liée à la fois à des mécanismes de sauvegarde exceptionnels mis en place quand les capacités de défense normales d'un individu sont débordées par un stress extrême, et au circuit de peur conditionnée permanent qui s'installe ensuite. Elle est à l'origine des symptômes psychotraumatiques les plus graves et les plus chroniques, ayant de lourdes conséquences sur la santé et la qualité de vie des personnes traumatisées.(M. Salmona).
A - Description de la mémoire traumatique et des conséquences
La mémoire traumatique est une mémoire émotionnelle implicite, non consciente du traumatisme qui n’est pas verbalisable. Elle se différencie ainsi de la mémoire autobiographique, explicite, consciente et déclarative. Elle se déclenche aussitôt qu'une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu'elles se reproduisent, elle envahit alors tout l'espace psychique de façon incontrôlable. Elle est comme une « bombe à retardement » susceptible d'exploser souvent des mois, voire de nombreuses années, après les violences. (M. Salmona)
Elle a comme caractéristiques principales :
- d’être immuable : non modifiable par sa remémoration (inconsciente)
- d’être déclenchée de façon automatique (ancrage négatif PNL)
- d’être intrusive : elle envahit tout le cerveau
- d’être indifférenciée : un magma hétéroclite
A la différence du fonctionnement habituel de réaction de défense et de survie salutaire engagé par le cerveau face à des situations de danger, quand le stress est trop important et trop continu le cerveau « disjoncte ». Seule la mémoire traumatique émotionnelle capte ce qui se passe de manière inconsciente. La mémoire autobiographique consciente est court-circuitée et ne peut plus permettre à la victime de donner du sens à ce qui a été vécu. Pour survivre, le circuit disjoncte et déconnecte les fibres efférentes de l’amygdale, celle-ci reste allumée mais ne peut plus faire secréter des hormones de stress ni informer le cerveau du danger.
a) Cette déconnexion est à l’origine d’un état dissociatif péri-traumatique
b) Cette déconnexion est également à l’origine d’une mémoire traumatique
La mémoire traumatique peut affluer sans produire de sens, à un moment ou l’autre de la vie et produire une souffrance dévastatrice incompréhensible. Le traumatisme a pu être un attentat (Bataclan), une catastrophe climatique (tornade tremblement de terre), une situation de guerre, un viol collectif etc. Dans la vie quotidienne conjugale l’emprise traumatique peut durer des années avant d’engager une séparation (5 à 8 ans) et se poursuivre des années encore sous d’autres formes
Sans traitements appropriés de soins, de réparations, de reconnaissance institutionnelle et sociale la victime dispose de deux grandes stratégies de survie :
a)
Stratégies de survie au quotidien avant d’engager la séparation
(acte de courage intense et
risqué)
- se soumettre
- culpabiliser
- inverser la responsabilité
- peur d’aggraver la situation
- s’isoler
- devenir l’autre
b) Stratégies de survie post séparation sans soigner les traumatismes
- évitement, hyper contrôle, vigilance
-
conduites à risque pour
retrouver la dissociation (moindre souffrance, insensibilité du
corps)
- enfouir
la mémoire traumatique non consciente et la laisser resurgir des
années après au risque de chocs psycho-traumatiques intenses (ex
suicide)
B - Stratégies réparatrices
La prise en charge du psycho-traumatisme doit être pluridisciplinaire (médicale, psychologique, socio-économique et judiciaire). Le traitement de la mémoire traumatique et de ses conséquences est essentiellement psychothérapique et intégratif :
1 - Le préalable à toute psychothérapie est de protéger la victime et de diminuer au maximum son stress, et de lui donner, ainsi qu’à ses proches protecteurs et ses soutiens, des informations
2 - Dans un climat de grande sécurité, il s'agit d’identifier précisément tous les traumatismes*, de « déminer » le terrain psychique, c'est-à-dire de reconnecter, d’identifier ce qui a été à l’origine de l’état de sidération psychique, l’analyse des stratégies de l’agresseur en fait partie, il s’agit de remettre tout ce qui a été vécu et ressenti en lien et en sens, et
3 - de reconnecter cortex et hippocampe, en travaillant sur les souvenirs et les symptômes, en analysant et
4 - en séparant ce qui appartient à la victime et ce qui provient de l’agresseur,
5 - en les conceptualisant le vécu traumatique pour l’intégrer en mémoire auto-biographique narrative.
Ce travail peut permettre une neurogénèse : la neuro-imagerie montre une augmentation du volume de l'hippocampe avec une neurogenèse : les atteintes neuronales ne sont donc pas définitives
La personne qui a bénéficié d’un traitement de sa mémoire traumatique s’allume émotionnellement quand elle entend une histoire qui lui rappelle les violences sexuelles qu’elle a subi dans son enfance mais les souvenirs de ces violences ne sont plus bloqués dans l’amygdale cérébrale, ils ont été intégrés par l’hippocampe en mémoire explicite autobiographique et conceptualisés dans le temps et l’espace, de ce fait l’allumage de l’amygdale est beaucoup moins intense, et les souvenirs intégrés et contextualisés dans la passé sont beaucoup moins chargés en émotions, surtout ils sont contrôlables et modulables. (M Salmona)
La personne ne risque plus ainsi de revivre les pires moments comme si ils se reproduisaient à l’identique, comme une torture sans fin.
Quand on prend un peu de recul sur les dysfonctionnements liés aux phénomènes d’emprise dans la vie conjugale, on peut dans un premier temps discerner deux grandes situations : celle ou la mémoire traumatique est seule à la manœuvre et celle ou la mémoire autobiographique permet de situer le traumatisme, de lui donner du sens et de le situer dans un passé précis.
Entre ces deux extrêmes (chacun très fréquent dans notre société) tout un ensemble de traumatismes intermédiaires depuis la petite enfance, les injonctions parentales, les deuils prématurés d’un parent, les fragilités du passage à l’âge adulte ont construit les facteurs cérébraux d’une vie cabossée. Ces personnes ainsi conditionnées seront plus disponibles à l’engagement dans une relation d’emprise traumatique, facilement repérable par un prédateur trop souvent multirécidiviste.
Nous sommes trop souvent témoins impuissants de situations dramatiques. Nous pouvons de façon responsable nous former à de venir des soutiens aidants et bienveillants pour accueillir ces personnes victimes de leur passé et de leurs prédateurs. Notre société est confrontée à des fléaux multiples engendrant beaucoup de souffrances que nous pouvons apprendre à détecter autour de nous et à agir en soutien approprié.
1Edouard Durand : « Protéger la mère c’est protéger l’enfant » - Dunod
2Dct Muriel Salmona : psychiatre Présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie https://www.memoiretraumatique...