Comment l’IA s'insère dans le développement des talents et de l'intelligence ?
Publié par Jean Claude Serres, le 3 novembre 2024 56
Le sigle IA regroupe une grande variété de machines intelligentes dont la plus populaire ChatGPT ne représente qu’une seule capacité, celle d’élaborer un contenu textuel à partir du questionnement d’un utilisateur. Il existe une multitude de machines intelligentes aux fonctionnalités très focalisées : génératives de textes, d'images, d’apprentissages simples (symbolique), d’apprentissages profonds (symbolique et neurones artificiels), reconnaissance visuelle, pilotage de robots, pilotage de voiture autonome, aide à la décision et pilotage d’armes de guerre, etc.
La spécificité de ces machines dites IA faibles ou étroites ne leur permet pas de rivaliser avec les multiples formes d’intelligences du cerveau humain. Cependant, dans leur domaine spécifique elles peuvent être d’une puissance, d’une efficacité et d’une pertinence supérieure au cerveau humain. Comparées au fonctionnement du cerveau humain, les machines intelligentes disposent d’une efficience extrêmement faible, elles consomment beaucoup d’énergie dans leur mise au point comme dans leur usage.
Les machines intelligentes qui auraient des facultés comparables ou supérieures au cerveau humain sont encore du domaine du rêve. Ce sont ces dernières qui alimentent les débats spéculatifs philosophiques et éthiques.
Quel est l’impact de l’usage de machines intelligentes sur les facultés et talents humains ?
Il me semble important de prendre en compte les enjeux soulevés par la numérisation progressive des activités humaines. J’ai découvert la programmation informatique en 1971 en utilisant la Programma 101 de Olivetti doté de 100 pas de programmes, puis en 73 la machine à calculer HP en programmation polonaise inversée, puis en 78 la Casio capable de calculs statistiques et d’écarts types qui m’ont apporté une aide importante en conception mécanique.
En 1980, j’implante un automate programmable (GRAFCET) qui permet d'automatiser le fonctionnement de machines textiles. L’impact humain non anticipé a été de supprimer un métier, celui de technicien régleur en automatisme, remplacé par un simple opérateur ou monteur.
En 1982 l’utilisation d’une application DAO en bureau d’étude annonçant l'arrivée de la CAO
(Dessin assisté par ordinateur, Conception assistée par ordinateur) me fait prendre conscience de la perte d’attractivité et de capacité mentale de mon métier d’ingénieur concepteur. En conséquence je bifurque vers le métier d'ingénieur en organisation, dans la logistique.
Entre 1984 et 1987 je découvre le premier ordinateur à écran plat, le tableur lotus 123, le traitement de texte Word, les outils de dessin, ancêtres de PowerPoint et surtout le logiciel de gestion de projet PSN4. Ma puissance de travail est décuplée (planification, organisation des données, réalisation et impression de livres etc.)
Le plus impressionnant est l'utilisation de tableur et sa programmation par macro. Une cellule de tableur possède une puissance de calcul comparable à une calculette. Le développement d’une application de gestion d’inventaire et de planification utilise des milliers de cellules du tableur, machine intelligente d’aide à la décision, interface indispensable entre les agents de maîtrise, pilotes de lignes de production et le logiciel sur gros ordinateur de gestion de composants et des commandes clients (GPAO gestion de production assisté par ordinateur)
Pas à pas, la numérisation de la société (mail, agendas partagés, Internet, mobiles, smartphones, réseaux sociaux, blogosphère, WhatsApp, réalité augmentée, réalité virtuelle, jeux, big datas, etc.) conditionne la vie sociale professionnelle et privée. L'accélération des flux d’information, des prises de décision, des interruptions de tâche et la complexification des activités (incertitudes incomplétudes) modifient les mœurs et les comportements humains. Dans les entreprises le travail en mode d’urgence chronique dégrade le niveau d’utilisation des compétences et l'exigence d’approfondissement. Du PDG à l’opérateur l’ensemble du personnel œuvre en mode dégradé par rapport aux salaires dépensés appauvrissant ainsi le potentiel comme l’équilibre économique des entreprises.
Comment les outils numériques façonnent le fonctionnement cérébral ?
Le précédent historique révèle quelques aspects positifs et d’autres négatifs de la numérisation sociétale. Quelques marqueurs essentiels sont à considérer :
- L'utilisation du GPS facilite grandement le cheminement et l'orientation dans une ville inconnue. Utilisé sans discernement et systématiquement il réduit notablement le fonctionnement cérébral d’orientation et de mémorisation du chemin parcouru (voir les accidents provoqués en haute montagne).
- L'utilisation systématique de google pour retrouver des fichiers, des articles, des connaissances supprime la nécessité d’organiser mentalement la localisation de ces informations et la mémorisation de leur contenu.
- l’utilisation de l’agenda partagé et le rappel automatique des actions et rendez vous éloigne dans le mental la dimension temporelle focalisant l’attention sur l’instant présent.
De même que l’usage de la voiture a réduit la capacité de déplacement pédestre et augmenté la sédentarisation des personnes ainsi que le risque d'obésité, l’usage intensif des outils numériques libère le cerveau humain de nombreuses tâches, ce qui est très agréable. Cependant, certaines facultés cérébrales diminuent façonnant biologiquement le cerveau.
Les machines intelligentes comme ChatGPT accroissent la capacité de prise en compte des connaissances de façon consciente et rapide quand le besoin se fait ressentir. Elles facilitent grandement la réalisation de documents, de rapports, de supports de formation.
L'ensemble des connaissances disponibles sur support numérique (Youtube, Wikipédia, questionnement par moteur de recherche et maintenant les IA dépasse l’entendement et pourrait suggérer que d’apprendre par anticipation devient une perte de temps. Cela représente une menace considérable.
Les bases de connaissance utilisées par ces machines intelligentes, si performantes soit elles ne sont pas fiables à 100% et peuvent dégrader la pertinence des résultats produits. L’utilisation des IA nécessite de garder une capacité d’esprit critique essentielle sans quoi “l’homme augmenté” devient de fait une personne diminuée et en perte d'employabilité.
Comment la personne va pouvoir développer ses facultés, talents et intelligences humaines tout en utilisant à bon escient les outils numériques ?
La question peut se formuler autrement : quelles sont les facultés et formes d’intelligences anciennes et nouvelles à développer pour utiliser au mieux la puissance des outils numériques, développer son employabilité et mieux maîtriser son chemin de vie ?
Voici une cartographie arbitraire des talents et intelligences humaines :
Le premier chemin me semble de garder cet indispensable travail de mémorisation cérébrales des connaissances qu'elles soient philosophiques, artistiques, scientifiques ou opérationnelles comprenant les acquis, apprentissages nouveaux et retours d'expériences. Ces savoirs, savoir-faire, savoir-être intériorisés restent ainsi disponibles dans l’espace non conscient. Cela rendra disponible par maturation des intuitions pertinentes pour questionner les outils, pour disposer de l’esprit critique requis et aussi d'une créativité décuplée. En reprenant une pensée chinoise, c’est à dire : savoir anticiper tout ce qui est nécessaire pour réaliser au moment venu et avec le minimum d’énergie l’action requise
Le second chemin assez similaire est de numériser les connaissances acquises dans des documents (livres, articles, blog, Powerpoint, vidéo) et de pouvoir les retrouver par quelques clics grâce à une organisation documentaire adéquate et vivante ( la méthode 5S et le classement décimal par exemple). Je nomme ceci “BALIEC” (Blogs Articles, Livres, Informatiques en Évolution Continue). Cette base de connaissances vivantes devient ma référence personnellement validée.
Le troisième chemin est de partager cette double base de connaissance (intériorisée et numérisée) en présentiel avec d’autres personnes, pour renforcer la mémorisation, la pertinence et la facilité d'utilisation.
Le dernier chemin proposé reste un possible, une éventualité. Comme l’informatique a laissé la place au micro ordinateur, peut être que les IA générales laisseront advenir des IA singulières et personnelles dont les bases de connaissances référentes seront le BALIEC individuel capable de questionner la pertinence des résultats d’IA générales.
A l’heure de conclure cet article, il n’existe pas encore de machine intelligente capable de comprendre, de réfléchir ou d’innover, d’inventer, d'être généraliste et efficiente comme un cerveau humain. Ces machines ne peuvent que concaténer des informations existantes dans des bases de données qui ne sont pas sous contrôle, par calculs statistiques, symboliques (algorithmes) et connexionnistes (réseaux de neurones artificiels).
Cette puissance numérique disponible peut effectivement augmenter le pouvoir d’agir de certaines personnes mais aussi notablement réduire le pouvoir d’agir de beaucoup d’autres. Sans politique adéquate la numérisation de la société va accroître considérablement les inégalités de chance de développement et d'intégration sociale.