Cerveau ou « Deep Learning » : qui gagnera ?
Publié par Jean Claude Serres, le 18 février 2019 3.6k
Des bases de l’intelligence naturelle à celles de l’intelligence artificielle
C’était le thème de la séance du Neurocercle de février 2019.
Très belles présentations de Jeanny Hérault sur le fonctionnement du neurone humain et de Mirta Gordon sur le fonctionnement des réseaux de neurones artificiels (IA). Chaque présentation aurait mérité une séance entière.
Du neurone
Le fonctionnement du neurone humain est une merveille de complexité et de bricolage du vivant (théorie de l’évolution) entre actions chimiques et électriques pour coder, transporter ou transformer des informations des informations élémentaires non signifiantes : un neurone n’est pas un élément de mémoire, un contenu informationnel. A comparaison le neurone artificiel n’a que le nom de commun ! Son fonctionnement est très simpliste : la communication entre couches de neurones artificiels est une addition pondérée des neurones entrant. Cette logique digitale peut cependant évoluer en logique analogique et ouvrira la porte à bien d’autres modes de fonctionnement.
Le neurone humain est capable d’exprimer plusieurs niveaux d’impulsion en termes d’intensité, de fréquence et de synchronisation avec les neurones « entrant » branchés sur les dendrites et les neurones « sortant » branchés sur l’axone. Le fonctionnement est de type analogique et dynamique. L’efficacité de chaque synapse évolue dans le temps ‘dépression, facilitation, potentialisation. Dans la chaîne de transformation de l’information de neurones à neurones, il nous faut davantage penser à une relation systémique et dynamique qu’à une relation cause effet progressant pas à pas. Ce neurone est le substrat ou support biologique aux fonctionnements émergeants des couches de complexités croissantes de traitement des information que ce soit dans la sphère relationnelle, émotionnelle, affective ou cognitive.
Cette présentation caractérise le fonctionnement « mature » de neurones connectés (10000 synapses par neurone) et établis, organisés en réseaux, en noyaux de fonctions. Il n’est rien dit d’une autre merveille de complexité qui est celle de la mise en forme du cerveau durant la gestation ou de la mise en œuvre d’un nouveau neurone à l’âge adulte. La neurogenèse précise que le neurone est une cellule qui ne peut pas se dupliquer et qui ne se crée pas à l’endroit où elle va œuvrer. Cette cellule va migrer puis « connecter » ses 10000 synapses entrantes, connecter ou être connectées avec ses synapses sortantes afin de devenir opérationnelle. Chaque synapse va s’établir au bon endroit, surtout dans le cerveau adulte. Cependant la réduction drastique du nombre de neurones opérationnels durant la phase de l’adolescence supprimera sans doute bien d’erreurs ou de connections inutiles lié à ce bricolage de construction qui reste encore plein de mystères.
C’est une sorte d’ingénierie de construction, « d’intelligence génétique et épigénétiques» dont on ne sait pas si elle est embarquée dans chaque cellule ou externe aux neurones. A la naissance le bébé dispose d’un cerveau fonctionnel lui permettant de vivre, doté d’une « intelligence naturelle » effective lui permettant d’enter en contact avec son environnement et aussi d’une forme « d’intelligence potentielle ». Cette intelligence potentielle se transformera en « intelligence humaine effective » par l’interaction de la personne avec son environnement d’une part (externe) et par la transformation biologique du cerveau : recyclage neuronal, plasticité neuronale et synaptique d’autre part (interne), support (hardware) de cette intelligence humaine. C’est en partie en cela que le bébé de l’être humain deviendra lui-même humain lors de sa croissance. Au départ il est doté d’une intelligence naturelle à forte potentialité d’humanisation.
De l’intelligence humaine
Cette intelligence humaine dont dispose chaque individu est une faculté à apprendre, à mémoriser des savoirs, à comprendre et à donner du sens, d’une part et à agir sur le monde d’autre part. Notre vocabulaire est prolixe en termes et usages : faculté, aptitude, expertise, savoir, connaissance, compétence, expérience, croyance
L’intelligence humaine utilise un grand nombre de fonctions cérébrales « inférieures » biologiques pour pouvoir se développer et fonctionner au niveau supérieur du cerveau. Ce qui croit du niveau « inférieur » au « supérieur » c’est le niveau de complexité organisationnelle et de singularisation des activités cérébrales. Son développement est lié à une hybridation permanente entre le déjà acquis, les apports de savoirs et d’idées de la noosphère collective ainsi que des champs expérientiels. L’intelligence humaine est une faculté collective, plurielle que chacun peut développer et singulariser à son gré. Elle n’existerait pas sans la rencontre des autres humains. Les connaissances acquises et les compétences exercées en sont ses manifestations opératoires : le pouvoir de penser, de communiquer et d’agir.
Du neurone aux facultés supérieures cérébrales qui permettent à l’être humain de pouvoir décider et agir sur son futur, de donner du sens à son existence, il existe multiples couches cérébrales de complexités croissantes et auto organisatrices dont la biologie constitue le « hard » et le reste le « soft » dans une analogie lexicale avec le fonctionnement de l’ordinateur. Cette auto organisation provient entre autre de l’interaction du cerveau avec l’environnement dans lequel il se développe.
De l’usage de l’ordinateur
Dans la conception puis le fonctionnement de l’ordinateur et plus précisément du micro-ordinateur, nous pouvons aussi identifier plusieurs couches de complexités croissantes auto-organisatrices en interaction avec les concepteurs puis les utilisateurs. Le fonctionnement du PC a été de forme séquentielle jusqu’à l’arrivée des microprocesseurs à plusieurs cœurs qui ont permis un travail globalement parallèle suivant les activités dissociables.
Le « hard » et la première couche de programmation en codage d’une suite de 0 et de 1 ne peut être représentatif de l’intelligence machinique du PC. La programmation structurée des applications était très mécaniste et linéaire. Chaque problème était décomposé en une suite de sous problèmes séquentiel, la sortie du précédent devenant l’entrée du suivant. A partir des années 80 avec l’arrivée des PC, les techniques de programmation ont complètement changé la donne. Le langage orienté objet et la création « d’objets » ou « agents intelligents » a réduit considérablement le temps de codage et de programmation.
Un agent intelligent est doté de propriétés d’héritage et de contextualisation, de méthodes et d’apparences. Par exemple la sourie possède des propriétés et des apparences différentes suivant qu’elle survole un texte ou un dessin. Cette intelligence machinique ne peut être évaluée indépendamment de l’interaction avec les utilisateurs. La délocalisation machinique de compétences de planification (ex Microsoft-Project) permet d’optimiser le travail de multiples acteurs. Enfin, la programmation par macro permet à l’utilisateur une grande liberté de création. L’organisation d’un tableur de planification capacitaire avec ses milliers de cellules aux formules de calculs interconnectées, peut être construite automatiquement en quelques minutes par un nombre très limité de macro et de programmation avec une fiabilité totale de fonctionnement.
Nous observons là aussi que plus le niveau de complexité organisationnelle augmente que plus le temps de maîtrise des outils augmente et que les utilisateurs dépassent de loin les possibilités imaginés par les concepteurs des logiciels.
De l’intelligence artificielle
L’être humain a réussi à délocaliser des segments ardus de ses facultés d’intelligences en termes de connaissance comme d’élaboration de stratégie de jeux, de traduction de langues, de reconnaissance vocale ou de diagnostics médicaux. Le “Deep Learning” AlphaZéro implémente l’apprentissage par renforcement en jouant contre lui même à partir de la seule définition des règles du jeu.
Cependant nous sommes encore aux balbutiements de l’élaboration de ces machines intelligentes. La construction de l’architecture des modules de neurones artificiels en couches successives restent dans le giron des concepteurs de la machine. La construction comme l’optimisation du fonctionnement des modules et de leurs interactions sont de la cuisine humaine. L’utilisateur dans l’usage de ces machines reste passif. L’intelligence embarquée dans nos mobiles reste figée en termes de structures. Nous sommes encore loin de pouvoir donner la main à l’utilisateur final de co-construire ses moteurs d’intelligences locales ou de faire auto-construire par d’autres moteurs d’intelligences architecturales ses propres applications.
Il reste encore un très long chemin à parcourir pour qu’une machine intelligente soit capable comme pour le cerveau humain d’élaborer et d’auto construire sa puissance de travail et d’élargir le spectre des domaines techniques d’intervention. Ces machines sont pour encore bien longtemps des machines produites par des humains spécialistes, sans être capable d’apprendre à apprendre ou de produire de la métacognition.
L’intelligence humaine en développement permanent, individuellement et collectivement possède encore de beaux jours devant elle à condition qu’elle ne se laisse pas réduire par mimétisme aux limites actuelles de ces machines aux intelligences délocalisées.