Les Grands Moulins de Villancourt : hier, aujourd'hui, demain ...

Publié par Laurent Ageron, le 11 juillet 2016   4k

Crédit photo : Sylviane Raynaud.


Retrouvez tous les mois un épisode relatant la vie de ceux qui ont façonné ce site emblématique de l'agglomération grenobloise. Réalisation : service des archives municipales de la ville de Pont de Claix.


Chapitre 12 : mensonges et collaboration


Pendant que la biscuiterie devient la première d'Europe et que les moulins de Villancourt tournent à plein régime pour lui fournir la farine nécessaire (mais pas suffisante), la course au profit et les jeux politiques de sa propriétaire la conduisent au bord du gouffre.

L'année de la guerre, 1939, scelle sur le papier les destins du moulin de Villancourt et de la société anonyme « Biscuits Brun ». La société anonyme « des anciens établissements Gaëtan Brun » constituée en 1919, est représentée, chez le notaire, par Madame Claire Mallard veuve Touche épouse Darré. Celui qui selon la formule consacrée "agit au nom de la société des Moulins de Villancourt" n'est autre que le propre frère de la dame, Michel Mallard. L'objet de la nouvelle société est la « fabrication des farines, des biscuits ordinaires et de luxe, pains d'épices, pains de régime, pâtes alimentaires,confitures, conserves de viandes ou de légumes, et généralement de tous produits alimentaires quelconques » ; L'acte notarial de fusion inclut « toutes entreprises et opérations mobilières, immobilières, industrielles, commerciales et financières se rattachant directement ou indirectement à l'objet social et même à tous autres objets qui seraient de nature à favoriser et à développer l'industrie et le commerce de la société ». Parmi les administrateurs figure effectivement un certain Henri Darré demeurant 45 avenue Montaigne à Paris, propriété des Biscuits Brun. Il est précisé que la fusion ne concerne pas la « distillerie de la Croix Rouge (49 grand rue à Saint Martin d'Hères) et la société anonyme « Distillerie de France » à Parigny, dans la Loire. On n'y note pas non plus la présence de la Sacer, présidée depuis 1922 et jusqu'en 1940 par Aimé Bouchayer. Sont ensuite énumérés les biens apportés par Brun : un fonds de commerce de biscuiterie situé 1, rue du général Marchand à Grenoble, qui n'est autre que la demeure de Claire Darré-Touche , une propriété industrielle à usage de fabrication de biscuits, deux maisons, un pré à Saint Bernard du Touvet, sur lequel est construit un bâtiment affecté à une colonie de vacances, une propriété à Bordeaux, un immeuble de cinq étages à Marseille, une propriété à Lyon. La société prend la dénomination de Biscuits Brun (biscuiterie-minoterie) et son siège est fixé à Grenoble : 1, rue du général Marchand.

Gilbert Bosetti apporte, dans son livre de souvenirs « Un petit dauphinois sous l'occupation : le temps retrouvé d'une enfance (1), un témoignage sur cet hôtel particulier : « La grande bâtisse dont marraine tenait la conciergerie jouxtait la faculté de lettres de la place de Verdun (…) Nous pénétrions dans une vaste cour pavée, bordée par les deux ailes du bâtiment en forme de U ( …) sur la partie droite de la façade, s'ouvrait la grande porte en bois du garage où mon parrain Henri, chauffeur de madame Darré-Touche, rangeait la voiture ( …). Tout de suite à droite en entrant dans le hall se trouvait la conciergerie : porte vitrée avec rideau. Marraine nous recevait dans sa petite loge. Outre la fenêtre qui donnait sur la cour, il y avait une ouverture magique au milieu d'une haute crédence… ( l'auteur) était très impressionné par l'immense cage d'un escalier monumental dont la belle rampe en fer forgé dessinait une vaste courbe. On se serait dit dans un château… ( ce) vaste escalier conduisait aux appartements de la patronne. "Eh ! Garnement, arrête de faire ce vacarme !" Là- haut penchée à la balustrade, une énorme femme en robe de chambre ou en tunique tendait vers ( l'auteur) un bras menaçant. Marraine se précipita et se confondit en excuses ( …) Grand Dieu, son filleul avait irrité Madame Darré-Touche ! Cette dea ex machina surgie des hauteurs était la patronne redoutée d'une usine célèbre dans toute la région. (...) . Sous l'occupation, la nouvelle patronne joua sur ses relations vichyssoises pour obtenir de fructueux marchés (…) j'ai appris beaucoup plus tard par des confidences de ma famille puis en lisant des travaux d'historiens que cette dame qui avait grondé ( l'auteur) dans le hall était un personnage redoutable, dont le règne dépassait largement l'agglomération grenobloise. Cette Madame Darré-Touche était une amie personnelle de l'épouse du maréchal Pétain. Lorsque le chef de l’État était venu en visite officielle à Grenoble, la maréchale n'a pas manqué de se rendre chez elle, rue du Général-Marchand à l'angle de la place de Verdun ( …). On peut voir au musée de la Résistance une photo géante de la mère Darré-Touche en bonne place parmi une brochette d'autres sinistres figures de la collaboration. Elle envoyait régulièrement à Vichy des quintaux de biscuits mais qui en était informé ? En retour, elle ne devait avoir aucun problème d'approvisionnement en blé ». Si la fameuse grève du 11 novembre 1943 est suivie par la totalité du personnel de la biscuiterie Brun, impossible de déterminer si ceux du moulin de Villancourt en font partie. En août 1944, « la nommée Darré-Touche » fait l'objet d'un mandat d'arrêt, elle sera astreinte à résider au camp de Fort Barraud ; sa fuite est programmée par le cabinet de Pétain.
En décembre 1944, alors que ses biens sont sous séquestre, le préfet « constatant une quantité anormale de vivres, charbons et bois entreposés à son domicile décide sa distribution » ; Un comité de gestion est nommé par arrêté préfectoral du 3 octobre 1944, le personnel est mis au chômage pour 4 mois, l'usine qui était la plus grosse biscuiterie d'Europe ré-ouvre le 3 janvier 1945.

(1) Graveurs de mémoire-L'Harmattan, 2014.