[SEMINAIRE] La fabrique d’une étude prospective sur le devenir du littoral méditerranéen : action publique et savoirs sur les futurs
Publié par Alicia Dalongeville, le 9 décembre 2024 180
Pour ce quatrième volet du cycle de séminaires "Science, Société, communication” organisé par la MSH-Alpes et le GRESEC, nous avons pu découvrir les travaux de recherche d’Anna Goubert sur les études prospectives à travers l’exemple du devenir des littoraux méditerranéens.
Anna Goubert a une formation en Sciences Politiques et un master en Sciences de l’Environnement. Elle a travaillé comme chargée de prospective à Plan Bleu (centre d’expertise méditerranéen) sur des projets liés aux impacts climatiques dans ce territoire. Depuis 2023, elle est doctorante à l’UMR TREE (TRansitions Energétiques et Environnementales) à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA) où elle mène des recherches sur "La fabrique du futur pour l’action publique. Transformations du champ interstitiel de la prospective et arènes de production de savoirs sur le futur pour des commanditaires publics."
Né des questionnements d’Anna sur la méthode de prospective durant son expérience professionnelle, ce sujet de thèse vise à étudier l’espace socio-professionnel de la prospective : qui sont les professionnels de la prospective ? Quels sont leurs liens avec l’action publique ? Comment sont-ils formés ? Comment la prospective est-elle reliée à la transition environnementale ?
À travers l’exemple d’un projet sur le devenir des littoraux méditerranéens face aux changements climatiques, elle a présenté la méthode de la prospective, son histoire en France, ses opportunités, ses limites, et son rôle dans l’action publique.
La prospective : confinement et déconfinement des futurs
La prospective est définie par le Centre d’étude prospective du Ministère de l’Agriculture, comme une approche par anticipation au service de l'action, une réflexion ouverte cherchant à sensibiliser et à mobiliser les acteurs. Anna Goubert nous l’a présentée comme une méthode d’étude des futurs possibles, impliquant l’exploration de scénarios alternatifs. A la différence de la projection, la prospective inclut une dimension participative en tenant compte des visions des parties prenantes. Elle vise à aider les décideurs en synthétisant des débats parfois complexes.
Concrètement, la démarche prospective commence par la définition des enjeux, la collecte d’informations et l’analyse des tendances et des incertitudes. Ensuite, des participants des différentes parties prenantes (élus, gestionnaires de territoire, scientifiques, associations, citoyens…) élaborent collectivement des scénarios au cours d’ateliers, puis proposent et débattent de stratégies de gestion/action adaptées à chaque scénario, et évaluent leurs effets. Un rapport final destiné aux décideurs synthétise le fruit des ateliers.
La prospective n’est pas une approche nouvelle. Les premières démarches prospectives en France datent de l’après-guerre, dans les années 1950. L’approche était avant tout intellectuelle et non participative, mise en œuvre dans des cercles fermés. La prospective s’est ensuite institutionnalisée dans les années 60 : elle a été intégrée comme une expertise administrative de l’Etat avec des institutions dédiées telles que le DATAR. Dans les années 70 à 80, l’approche prospective a subi un désintérêt dû à une perte de légitimité en raison de son caractère narratif face à l’essor de disciplines plus quantitatives comme l’économie ou la géographie. Les années 1990 ont remis la prospective sur le devant de la scène, avec notamment les lois de décentralisation, un ensemble de réformes législatives françaises visant à transférer certaines compétences de l'État vers les collectivités locales (régions, départements et communes) pour renforcer leur autonomie et leur pouvoir d'action. Les collectivités locales ont ainsi adopté la prospective pour l’aménagement de leur territoire, créant un nouveau marché participatif.
Après un “confinement des futurs”, c’est-a-dire un repli sur soi des démarches prospectives avec leur institutionnalisation et bureaucratisation, il y a aujourd'hui une réouverture de la prospective (ou “déconfinement des futurs”). Cette ouverture est notamment impulsée par certains acteurs tels que des scientifiques du GIEC ou de groupes locaux sur le climat, qui se reconvertissent en “professionnels du futur” (prospectivistes) avec la volonté d’influencer l’action publique. Dans ce contexte, la thèse d’Anna explore comment la prospective émerge à l’intersection entre les contraintes administratives et l’ouverture à des futurs alternatifs.
Le cas d’étude : le littoral méditerranéen
A l’aide d'entretiens semi-directifs avec des professionnels de la prospective et des parties prenantes, ainsi que des observations de “l’arène” (les lieux d’ateliers/débats), Anna a analysé le processus de prospective dans le cadre du projet MED2050 mené sur le littoral méditerrannéen. Ce projet recherche-action d’une durée initiale de 3 ans est né d’une initiative du centre d’expertise méditerranéen Plan Bleu pour répondre à un appel à projet européen, et non directement d’une demande des collectivités locales.
Le projet visait à adapter les socio-écosystèmes littoraux aux changements climatiques, avec le développement de méthodes basées sur la prospective, et en impliquant une communauté d’agglomération de 22 communes littorales. Dans le cadre du projet, deux ateliers de prospective ont été menés. Le premier était plutôt didactique, conduit par deux scientifiques reconvertis en prospectivistes (consultants en méthode prospective) et avait pour objectif de présenter les données et projections climatiques quantitatives aux acteurs. Le second atelier s’est tenu sous la forme de discussions ouvertes entre les parties prenantes, durant lesquelles les participants (scientifiques, élus, citoyens) proposaient des solutions pour le futur de la gestion du littoral méditerranéen. Les ateliers et débats ont ensuite été synthétisés dans un rapport destiné aux décideurs.
Pas de savoir des futurs
Les travaux de thèse d’Anna ont montré que les prospectivistes viennent combler un vide généré par les incertitudes sur le futur, notamment liées au climat, ce qui leur donne un poids important sur l’action publique. Les institutions publiques délèguent le souci des futurs en externalisant l'expertise prospectiviste vers des consultants.
Les professionnels de la prospective ont des profils variés en raison de l’absence de diplôme formel ou de statut institutionnalisé. Ils sont souvent issus des domaines scientifiques en lien avec l’analyse du futur (économistes, géographes ou climatologues), mais peuvent aussi être des consultants experts de la méthode sans être des experts thématiques. Cette pluralité des profils engendre parfois des difficultés de communication entre acteurs locaux et prospectivistes, pouvant mener à une remise en question de leur légitimité.
Conflits et autonomisation dans les arènes
Les travaux d’Anna ont également mis en évidence que les arènes prospectives, bien qu’ouvertes et participatives par essence, peuvent engendrer des tensions, notamment entre experts et acteurs locaux, ou sur l’importance donnée à certains savoirs par rapport à d’autres. La prospective se veut apolitique, mais il y a actuellement une repolitisation de l'arène par des experts et participants qui se servent de la prospective pour infléchir l’action publique et entrer dans l’arène politique.
L’approche prospective est également source de frustration pour certains participants, notamment des scientifiques qui finissent par quitter les arènes car ils se sentent censurés ou trop contraints par les lourdeurs administratives. Des professionnels de la prospective sont également mécontents qu’un certain nombre de savoirs produits dans les discussions ne soient pas repris dans les rapports finaux à cause des contraintes de lissage et cadrage des commanditaires publics. Certains prospectivistes tendent vers l’autonomisation : ils choisissent de publier des rapports indépendants pour contourner ces limites, ce qui permet de valoriser les productions des approches prospectives dans un cadre moins formel.
Conclusions
Au cours de ce séminaire, Anna Goubert nous a livré une analyse de la fabrique des futurs à travers l’exploration de l’espace socio-professionnel de la prospective, soulignant ses tensions internes (légitimité, conflits d’acteurs et frustration) et son rôle dans l’action publique. Sa recherche sur le littoral méditerranéen illustre les opportunités et limites de l’approche, entre science, politique, et gestion des incertitudes climatiques, environnementales et sociales. À mesure que ces dernières prennent de l'ampleur dans nos sociétés, l’intérêt pour l'approche prospective s’accroît, bien qu'elle demeure encore source de questionnements et en quête d’équilibre entre les attentes des parties prenantes.
Article rédigé par Alexandre Roselet, Alicia Dalongeville et Aurore Delclos