Ruminations : quand nos pensées tournent en rond
Publié par Sandy Aupetit, le 4 juillet 2016 39k
Dans ce "Magazine des Sciences", un dossier qui fait écho à l’une des soirées thématiques proposées lors du festival « Pint of science », qui s’est déroulé du 23 au 25 Mai dernier. Lors de cette soirée nous avions pu écouter Céline Baeyens, maître de conférences, et Perrine Douce, une doctorante, toutes deux rattachées au Laboratoire Inter-universitaire de Psychologie de Grenoble. Leur intervention portait sur les ruminations mentales, sujet ayant suscité mon intérêt ! Ce dossier est largement inspiré des références [1] et [2].
Qu’entend-on par rumination mentale ?
Il nous est tous déjà arrivé de penser de manière répétitive à un événement, par exemple une dispute avec un ami, des soucis au boulot ou à la maison, en somme à des situations qui ont pu nous rendre tristes ou anxieux. Ces pensées, qui peuvent parfois devenir particulièrement envahissantes, sont appelées en psychologie « ruminations mentales ». Alors comment comprendre ces ruminations et y faire face ? C’est ce qui occupera nos pensées au moins le temps de ce dossier !
D’où vient l’intérêt pour les ruminations en psychologie ?
Tout à commencé dans les années 80 par un constat simple au sujet de la prévalence de la dépression, c’est à dire du nombre de personnes atteintes par cette maladie à un instant donné. Ce constat était le suivant : il est apparu que les femmes souffrent deux fois plus de dépression que les hommes. Mais quelle pourrait être l’origine de cette différence ?
Les scientifiques ont tout d’abord fait l’hypothèse d’une différence d'ordre physiologique, biologique, génétique ou encore hormonale entre les hommes et les femmes. Mais en 1991, peu convaincue par ces explications, Susan Nolen-Hoeksema, professeure en psychologie à l’Université de Yale aux Etats-Unis a réfléchi au problème d’une manière un peu différente. Elle s’est demandée si les femmes étaient réellement plus vulnérables à la dépression de manière biologique, ou s’il n’y avait pas en fait certains mécanismes sous-jacents qui expliqueraient cette vulnérabilité à la dépression.
Elle mena ainsi une étude dans laquelle elle posa les questions suivantes à un ensemble de personnes : Que faites-vous quand vous êtes un peu triste, que vous n’avez pas trop le moral, que vous vous sentez patraque ? Autrement dit : Comment réagissez-vous face aux premiers signes d’une humeur dépressive ?
Hommes et femmes réagissent différemment aux premiers signes d'une humeur dépressive
Cette étude a montré qu’en général dans ce genre de situation, les hommes vont : aller boire une bière avec les copains, regarder un match de foot à la télé, jouer aux jeux vidéos, essayer de penser à autre chose… Les hommes ont tendance à se distraire, et à ne plus penser aux choses qui leur arrivent.
Pour les femmes, c'est un peu différent. En général ce qu'elles font dans ce genre de situation c'est plutôt : réfléchir et se poser un tas de question : "Oulala j’espère que je ne vais pas tomber malade maintenant, sinon qu’est ce qu’il va se passer au boulot ? Comment je vais faire pour gérer les enfants et la maison ? Pourquoi ça n’arrive qu’à moi ?". En d’autres termes, les femmes semblent ruminer plus que les hommes.
Hommes et femmes réagissent différemment face à une humeur dépressive (© S. Aupetit)
Ruminations : cause ou conséquence de la dépression ?
Pendant longtemps, les psychologues ont cru que les ruminations étaient une conséquence de la dépression, et que si les gens ruminaient beaucoup, c'était justement parce qu’ils étaient déprimés. Mais des études dites « longitudinales », qui consistent à suivre des patients au cours du temps, à 3, 6 et 12 mois par exemple, ont montré que le lien entre dépression et rumination était inversé, et que les ruminations étaient en fait plutôt des éléments précurseurs de la dépression.
En particulier ces études ont montré que la rumination prédit le maintien de la dépression chez les personnes déjà déprimées, et que la rumination prédit également le développement et la sévérité de la dépression chez des personnes qui n’ont jamais connu d’épisode dépressif.
Plusieurs modes de ruminations
Certains d'entre vous pourraient se dire "Mais pourtant, cogiter sur un problème peut parfois aider à trouver des solutions non ? ", et à juste titre. Car en réalité, on peut mettre en évidence deux modes de rumination :
- Un mode de rumination « normal », où la rumination va permettre de donner du sens à des événements négatifs ou de résoudre un problème. Il y a un certain équilibre entre le fait de penser à la situation et d'agir pour la faire évoluer.
- Un mode de rumination « dysfonctionnel », où la rumination s’inscrit dans un cycle sans fin, sans apporter de solution au problème. On tourne en rond, et il y a un certain déséquilibre, où on passe plus de temps à penser qu’a agir.
L'exercice de la voiture
"L'exercice de la voiture”, initialement proposé le chercheur britannique Ed Watkins en 2006, permet de mieux illustrer ces deux modes de pensée. Imaginez que vous avez un rendez-vous très important, comme un entretien pour un emploi, ou un rendez-vous amoureux. Vous vous dirigez vers votre voiture pour vous y rendre, vous vous asseyez à l’intérieur, regardez le soleil à travers le pare-brise ("Quelle chance il fait beau !"), vous bouclez votre ceinture, tournez la clé.... Mais là, la voiture ne démarre pas.
L'exercice de la voiture proposé par le chercheur Ed Watkins permet d'illustrer différents modes de pensée.
Face à cette situation vous pourriez peut être commencer à ruminer en vous demandant : "Pourquoi est-ce que ça m’arrive a moi ? Pourquoi est-ce que ça arrive précisément aujourd’hui ? Que va-t-il arriver si je suis en retard ? Quelles vont être les conséquences ? J’ai vraiment la poisse, c’est toujours pareil !"
Ce que les personnes rapportent généralement dans cet exercice, c’est que se poser ce genre de questions provoque chez eux plus d’émotions négatives (comme de l’anxiété ou de la colère), car ils pensent à tous les scénarios catastrophes qui pourraient arriver. Et finalement ils ne réfléchissent même pas à une solution pour essayer de gérer la situation. On observe une certaine perte de capacité pour résoudre le problème, on a affaire à des ruminations dysfonctionnelles.
Mais essayons maintenant de penser à la situation d'une autre manière . Imaginez-vous de nouveau dans la voiture, vous tournez la clé, elle ne démarre pas, et posez vous alors les questions suivantes : "Comment est-ce arrivé ? Quels sont les détails de la situation ? Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui par rapport à d’habitude lorsque je démarre ma voiture ? Comment résoudre le problème de ma voiture ? Comment résoudre le problème de mon rendez-vous ?"
Dans ce cas là, ce que les personnes rapportent en général, c'est que bien-sûr elles ressentent toujours des émotions négatives, car la voiture ne démarre pas et que ce rendez-vous est important, mais ces émotions paraissent moins intenses. On est plus dans la recherche d’une solution, dans l’action.
Un mode de pensée centré sur le "Pourquoi ?", l'autre sur le "Comment ?"
La différence entre ces deux modes de pensée réside en fait dans le niveau d’abstraction des pensées. Ed Watkins a ainsi requalifié les mode "normal" et "dysfonctionnel" de tout à l’heure en modes "concret" et "abstrait".
- Le mode concret est centré sur des éléments contextuels, sur des éléments spécifiques qui rendent une situation distincte et unique, sur le « comment ? ».
- Le mode abstrait est quant à lui centré sur l’évaluation des raisons, causes, conséquences et implications de la situation, sur le « pourquoi ? »
En général, nous alternons entre mode concret et mode abstrait, en fonction de la situation. Il y a un certain équilibre entre ces deux modes de pensée. Ce qui peut devenir un problème, c’est lorsqu'une personne va avoir tendance à ruminer principalement de manière abstraite, car cela risque d'engendrer une réelle perte de capacité à gérer les situations, les problèmes, la personne se retrouve prisonnière d'un cycle sans fin, va tourner en rond, sans être capable de faire évoluer les situations auxquelles elle fait face.
Identifier les ruminations abstraites
Si vous avez tendance à ruminer, vous pouvez essayer d'identifier de quelle manière vous le faites. Imaginez que vous ayez ruminé dans la matinée, et un peu plus tard dans la journée, vous repensez à ce moment. Posez vous ce genre de questions : "Votre mode de pensée vous empêche-t-il de réaliser des choses ? Passez vous plus de temps à penser qu’à agir ? Penser au problème augmente-t-il votre humeur négative ? Quelles questions vous posez-vous quand vous ruminez, des questions plutôt centrées sur le « comment » ou sur le « pourquoi » ?" Si la réponse aux premières questions est oui, que penser au problème augmente votre humeur négative et que vos questions sont plutôt centrées sur le "pourquoi ?", alors vous avez certainement ruminé de manière plutôt abstraite.
Intervenir sur les ruminations
Mais alors que faire lorsqu’on rumine plutôt de manière abstraite ? Arrêter tout simplement de ruminer parait plus facile à dire qu’à faire, quand quelque chose nous trotte dans la tête en général, on ne peut rien y faire ! Ainsi pour essayer de faire face à ces ruminations, il va falloir apprendre à les identifier, comprendre dans quel cadre elles interviennent, et essayer d’adopter un mode de pensée concret plutôt qu’abstrait. Car on peut s’entrainer à réfléchir selon un mode de pensée !
Adapter son mode de pensée pour moins ruminer, c'est possible ! (Source)
Un cas d'étude en psychologie clinique
Considérons le cas de Mr Martin, actuellement au chômage, qui consulte tous les matins au déjeuner les offres d’emploi sur son ordinateur. A chaque fois, il se demande : "Qu’est ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi suis-je inutile ? Je ne vaux rien parce que je ne travaille pas… Comment vais je payer les factures à la fin du mois ?"
Suite à ces ruminations, à ces pensées négatives, Mr Martin se sent anxieux, déprimé, épuisé, il n’est pas très concentré, et en général il finit par retourner se coucher pour rumine pendant 3h.
Pour essayer d'améliorer la situation de Mr Martin, on lui demande, dans la même situation, de se poser plutôt les questions suivantes : "Comment puis-je gérer cette situation ? Que puis-je faire de différent ? Quel est le meilleur moyen d’arriver à un résultat ? Que ferait quelqu’un d’autre pour gérer cette situation ?"
En se posant ces questions, plus concrètes, les conséquences pour Mr Martin sont différentes, son stress diminue, il essaye de planifier des choses, et il ne rumine finalement que 25 min.
L’objectif des interventions sur les ruminations en psychologie n’est donc pas de les éliminer, car cela parait difficile, mais d’essayer de les atténuer, de faire en sorte qu’elles durent moins longtemps, pour limiter leurs effets négatifs, et les rendre plus fonctionnelles.
Pour (ré)écouter l'émission :
Références :
[1] Conférence "Les ruminations", Festival "Pint of science" 2016 à Grenoble, par Céline Baeyens et Perrine Douce
[2] Conférence "1h de psychologie par mois - Surmonter les ruminations psychologiques" donnée en 2015 à Grenoble, par Céline Baeyens (Lien vers la vidéo, que je vous recommande vivement si vous voulez plus d'informations et de références !)
[3] Livre "Psychologie des émotions" d'Olivier Luminet (Extrait Google Books) et références associées