Economie du partage et inégalités : comment partager avec ceux qui n’ont pas grand-chose à partager ?
Publié par Sharin'Grenoble Conférence sur l'économie collaborative, le 16 mars 2016 5.6k
Dans ce deuxième article de notre série sur l'économie du partage précédant la conférence Sharin' Grenoble*, un événement Grenoble Ville de Demain, Vincent Pasquier, doctorant et professeur à Grenoble Ecole de Management, se demande quelle relation l'économie du partage entretient et pourrait entretenir avec les populations les plus démunies.
Parmi les nombreuses promesses de l’économie du partage, l’une des plus fréquemment mise en avant est celle d’une société plus « égalitaire ». L’argument sous-jacent est simple: les nouvelles plateformes d’échange de l’économie du partage garantissent « enfin » un accès à tous et à (presque) tout. Elles permettent par exemple de profiter à moindre de prix et pendant les quelques heures dont on en a besoin d’une voiture, d’outillages ou des compétences d’un prof de langue… Autant de biens ou services qui seraient tout simplement hors de portée pour beaucoup s’ils devaient les acheter au travers des canaux de l’économie classique. A priori donc, l’économie du partage profiterait à tous, à commencer par les moins nantis.
Mais cet accès à un plus large ensemble de biens et de services suffit-il pour autant à l’avènement d’une société plus égalitaire ? Ces espoirs - si souvent lus et répétés qu’on finirait par les prendre pour vérité absolue – méritent en effet qu’on s’y arrête à deux fois. Car tout bien considéré, comment imaginer que ces nouveaux circuits économiques dit « du partage » profitent avant tout aux populations les plus désavantagées, alors que ces dernières ont, par définition, moins à partager que les autres ?
A la lumière des tous premiers résultats de recherche scientifique, ceux qui espèrent équité et justice de l’économie du partage pourraient vite déchanter. Car que ce soit en termes de patrimoine (capital économique), de réputation (capital social) et ou de compétences et savoir-faire valorisables (capital culturel), les mécanismes de l’économie du partage semblent avant tout maintenir voire creuser les inégalités existantes. Plus préoccupant encore : ce creusement des inégalités semble même s’observer dans les initiatives de l’économie collaborative « bien intentionnées » qui affichent explicitement leur volonté de contribuer à une société plus juste.
Inégalités en terme de capital économique : comment partager sans patrimoine attractif ?
L’ère de l’économie du partage sous-tend l’idée que nous basculons d’un « ancien » monde qui valorise la possession des biens à un monde « nouveau » ou l’usage – d’un logement, d’une voiture, d’une perceuse… - devient plus important que la propriété. Dans cette optique, le capital économique se mesurerait davantage en termes d’accès à des biens qu’en termes de patrimoine. Cette nouvelle relation aux biens est donc censée créer un formidable effet de levier pour les populations les plus pauvres : ce qui ne pouvait être acheté hier faute de moyens pourra être loué ou emprunté demain à des tarifs raisonnables.
Mais cette nouvelle approche du capital économique, mesurée en termes d’accès et non plus de possession, change-t-elle fondamentalement la donne en termes d’inégalités économiques ? Si les plus mal lotis économiquement peuvent en partie profiter de ces évolutions, n’est-ce pas plutôt les propriétaires d’un patrimoine fortement valorisable qui en tireront le plus profit ? Pour Hugues Sibille, président du Labo de l'économie sociale et solidaire, la réponse ne fait pas l’ombre d’un doute. Dans une interview récemment donnée à Rue89 (1), il affirme sans ambages que «l’économie collaborative accroît les inégalités patrimoniales. Si vous avez du patrimoine, vous allez pouvoir le rentabiliser. Le locataire de HLM ne pourra pas faire du Airbnb, alors qu’il en aurait sans doute davantage besoin. »
En termes d’inégalités économiques donc, si l’économie du partage offre de nouvelles possibilités à toutes les strates de la société, rien ne semble garantir que tous en profitent pareillement.
Inégalités de « capital social » : les systèmes de réputation en ligne renforcent-ils les discriminations ?
L’un des mécanismes de base des plateformes de l’économie collaborative est de garantir un système de confiance entre utilisateurs, lui-même basé sur la « réputation » de ses contributeurs. Typiquement, sur le site Air B&B, les évaluations laissées après chaque séjour permettent de construire la réputation des hôtes comme celles des visiteurs. Ce système d’évaluation « paire à paire » est donc censé fournir un ensemble d’appréciations relativement fiables et objectives…
Sauf qu’en ne se basant que sur ces quelques « indices » de confiance, ces systèmes de réputation peuvent tout aussi bien se nourrir de nos clichés et a priori. C’est en tout cas ce que tend à démontrer une étude réalisée par deux chercheurs de Harvard (2). Leurs travaux révèlent en effet qu’à logement et quartier équivalents, les hôtes afro-américains affichent des prix 12% inférieurs à la moyenne.
Avec l’e-réputations comme mécanisme principal de la « confiance » dans l’économie du partage, les inégalités en termes de capital social pourraient donc elles aussi se creuser. Le risque est que les personnes bénéficiant déjà d’un réseau de relations conséquent attireront encore plus la lumière à eux, alors que les moins connectés socialement pourraient se voir encore davantage discriminés.
Inégalités en terme de capital « culturel » : comment naviguer dans la nouvelle économie du partage sans en maîtriser les codes ni les compétences?
Enfin, tirer profit de l’économie du partage nécessite de maîtriser les technologies qui y donne accès ainsi que les nouveaux modes de socialisation qu’elle sous-tend. Largement basée sur les nouvelles technologies, l’économie du partage pourrait ainsi creuser les inégalités en suivant la ligne de la fracture numérique qui traverse notre société.
Mais au-delà de cette (pas si) simple question technique, l’économie du partage génère également des mécanismes d’exclusion bien moins évidents, mais non moins redoutables. Ainsi, Schor et ses collègues (3) ont mis à jour bon nombre de mécanismes implicites d’exclusion social au travers de leur excellent travail d’enquête ciblés sur diverses expériences d’économie du partage… qui pourtant étaient toutes à but non lucratifs et partageaient explicitement l’objectif de contribuer à un monde plus « juste ». A titre d’illustrations, ces chercheurs américains notent : « les membres importent dans l’économie du partage leur pratiques […] snobinardes et exclusives ». Ils constatent ainsi que de nombreux participants sont peu enclins à recevoir les services de membres ayant un faible niveau d’éducation. Pour parler plus crûment, l’économie du partage vue par Schor et ses collègues donne clairement l’image d’un entre soi, certes souvent bien intentionné, mais particulièrement « bobos » (bourgeois-bohèmes) dont sont exclus de facto les personnes qui n’en maîtrisent pas les codes ni les usages….
Vers une économie du partage juste et équitable ?
Comment, dès lors, faire en sorte que les initiatives de l’économie collaborative permettent véritablement de contribuer à un monde plus égalitaire ? Sans apporter ici de réponse définitive à cette épineuse question, nous pensons qu’une source d’inspiration pourrait être l’écosystème du partage qui se développe dans la ville sinistrée de Détroit (4). Contrairement aux initiatives décrites par Schor, la lutte pour la justice sociale n’y est pas considérée comme une conséquence souhaitée mais comme le but prioritairement recherché. En tant qu’aiguillon et acteur, les pouvoirs publics font donc face à un enjeu fort : faire en sorte que la recherche d’un monde plus juste puisse à l’avenir également emprunter les chemins de l’économie du partage.
>> Notes :
- Rue89, 03/01/2016, « L’économie collaborative accroît les inégalités patrimoniales »
- Edelman, B. G., & Luca, M. (2014). Digital discrimination: The case of airbnb. com. Harvard Business School NOM Unit Working Paper, (14-054).
- Schor, J. B., Fitzmaurice, C., Carfagna, L. B., & Attwood-Charles, W. (2015). Paradoxes of openness and distinction in the sharing economy. Poetics.
- Shareable, 06/01/2015, “An Insider's Guide to Sharing City Detroit”
>> Crédit photo : Partage!, par Pascal Maga (Creative Commons by 2.0)
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*La conférence Sharin' Grenoble aura lieu le 22 mars à Grenoble Ecole de Management. Cet événement Grenoble, ville de demain est gratuit, inscriptions sur : www.sharingrenoble.com