Le football en 2050 : le stade d’après

Publié par Echosciences Grenoble, le 17 juillet 2023   1.6k

Jean-Michel Roux, Urbaniste, Maître de conférences, Université Grenoble Alpes (UGA); Cristiane Rose de S. Duarte, Professeure du Programme d`Études Doctorales en Architecture, Universidade Federal do Rio de Janeiro; Elson M. Pereira, Coordinateur du Laboratório Cidade e Sociedade Département des géosciences, Universidade Federal de Santa Catarina et Natalia de Melo, Urbaniste, Chercheuse associée, Université Grenoble Alpes (UGA) - Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


Trente ans déjà avant le coronavirus, qui a tant bouleversé nos vies, nos villes et nos stades, la tragédie d’Hillsborough en Angleterre (quand 96 personnes ont trouvé la mort le 15 avril 1989, lors d’un match de FA Cup, dans le vétuste stade d’Hillsborough à Sheffield) et le rapport du juge Taylor qui s’était ensuivi avaient engendré un profond mouvement de construction et de rénovation de stades de football prenant en compte les nouvelles normes de sécurité, souvent en s’éloignant des centres-villes.

Il en était ressorti une nette amélioration de la qualité construite des stades et une attention nouvelle pour l’expérience des supporteurs (confort de vision et d’assise, restauration, connectivité, etc.) en contrepartie d’un appauvrissement certain des ambiances.

Les gestionnaires des stades post-Taylor avaient déjà une sainte horreur des supporteurs radicaux qui recherchaient le contact physique de leurs congénères afin de faire masse. Les tribunes debout avaient été fermées ou réduites en capacité, les prix des places s’étaient envolés, les contrôles de sécurité renforcés tout au long du déplacement des supporteurs depuis chez eux jusqu’à la place qui leur était assignée dans le stade.

À partir d’études comparatives menées entre la France et le Brésil, ce texte imagine les effets potentiels de la pandémie sur le football, son économie et ses stades en 2050.

2020, année zéro

L’économie du football était déjà un colosse aux pieds d’argile lorsque le coronavirus a surgi, signant sa mise à mort, en 2019-2020. Les stades français et brésiliens étaient de moins en moins remplis, les salaires des joueurs disproportionnés par rapport à l’économie réelle, les recettes des clubs dépendantes de la manne des « droits télé ».

Les conflits entre diffuseurs, clubs et ligues au sujet des droits de retransmission avaient fini par se régler sous l’égide des gouvernements, mais le mal avait été fait. Les faillites de clubs s’enchaînèrent, les compétitions internationales se déréglèrent à chaque pandémie.

Trente ans après, la nouvelle économie globale du football – mais il va est peu ou prou de même pour les autres grands sports collectifs – est organisée en trois mondes peu perméables les uns aux autres : les ligues fermées, les « championnats nationaux » et les compétitions amateurs semi-clandestines.

Des ligues fermées avec loges et images de synthèse

Les plus riches clubs professionnels d’Europe ont fait sécession pour devenir des « franchises ». Ils ont quitté leurs ligues et fédérations nationales pour créer une compétition sur invitation, une ligue fermée, évitant l’incertitude sportive et financière des relégations. En France, seuls Paris, Lyon et Marseille ont été cooptés. L’UEFA et la FIFA ont vainement cherché à garder la main sur le projet. Le consortium gérant cette « ligue des étoiles » est basé dans un paradis fiscal des Caraïbes, au grand dam de la Suisse et des finances des pays concernés.

En Amérique du Sud, une telle ligue existe aussi, qui regroupe principalement des franchises de Rio, São Paulo et Buenos Aires.

Le huis clos est devenu la règle. L’économie de ces ligues dépend presque exclusivement des droits de retransmission et du merchandising. En conséquence, les franchises ont abandonné leurs stades devenus obsolètes pour construire des arenas ou « stades-studios ». Ces équipements d’un nouveau type sont entièrement clos et couverts. Ils ne comportent pas de tribune mais des loges, louées au match ou à l’année à des sponsors. Ces loges sont cloisonnées les unes par rapport aux autres et comportent selon leur niveau de prestation des salons privatifs, balcons extérieurs permettant de voir le match en live, bars, restaurants, hôtels, salles de jeux vidéo, cinémas, saunas, chapelles ou night-clubs.

Des articles dérogatoires aux lois interdisant les « rassemblements de plus de 1 000 personnes dans les espaces publics et les équipements recevant du public » permettent de considérer la seule loge dans le calcul du public et autorisent de ce fait ces stades-studios à dépasser parfois les 10 000 « invités VIP ».

Le côté opposé à ces loges est couvert d’une bâche où sont diffusées des images de foules. Les premières années, les diffuseurs puisaient dans les images d’archives des grands matchs, mais bientôt les couleurs des maillots et les noms des franchises évoluant, il avait fallu se résoudre à produire de simples images de synthèse de fans. Des fonds sonores rappelant les ambiances survoltées des ultras accompagnent la diffusion des spectacles sportifs. Les matchs sont divisés en tiers-temps afin de maximiser les plages de publicité. Certains jeunes supporteurs adultes n’ont pas souvenir d’avoir vu leur équipe dans un stade et se moquent de la nostalgie de leurs parents évoquant les ambiances des stades d’antan. Comment regretter ce que l’on n’a pas connu ?

Des « championnats nationaux » de seconde zone

Les vieux championnats nationaux existent encore mais ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Ne subsiste souvent en Europe et Amérique du Sud qu’une seule division professionnelle. Au Brésil, les championnats régionaux ont perduré, sans les grandes équipes des franchises. La plupart des clubs des divisions inférieures ou des petites villes ont tout simplement disparu. Il s’agit toujours officiellement de championnats avec un système de relégation-promotion avec les championnats amateurs régionaux, mais les matchs de barrage laissent généralement peu d’espoir aux équipes de ces derniers.

Ces compétitions peinent à atteindre l’équilibre. Ils sont diffusés par les chaînes publiques ou de petites chaînes câblées. L’argent manque pour payer les meilleurs joueurs qui espèrent être draftés par une franchise de ligue fermée, sans frais de transfert pour les clubs formateurs.

Les stades ont une capacité d’accueil limitée par la loi, soit 1 000 spectateurs par tribune maximum. Les tribunes populaires continuent d’avoir des gradins debout mais c’est un public sous contrôle, chaque personne devant se tenir à 1,5 mètre de son voisin. Des bandes blanches au sol indiquent le carré alloué à chacun. Le port du masque est interdit pour l’efficacité des contrôles. Les caméras de reconnaissance faciale permettent de repérer les « rapprochements corporels illégaux » et d’envoyer un SMS d’alerte à la première incartade. À la seconde, la carte d’abonné, nécessaire pour assister au match, est désactivée pour une durée déterminée par arrêté préfectoral (les associations représentatives des groupes ultras demandent depuis des années que cette décision privative des libertés soit prise par un juge avec possibilité de recours).

La tribune d’honneur, réservée aux sponsors, officiels et médias, bénéficie d’un traitement de faveur. Les places y sont assises et la distance de 50 centimètres entre chaque siège est rendue possible par le port du masque (pas souvent respecté, il faut bien le dire).

Les anciens stades des franchises ont tous été remis aux collectivités locales. À elles de gérer la friche sportive et l’éventuelle démolition… La procédure de mise en concurrence en vue de la passation du contrat de concession d’exploitation du Stade de France a été déclarée infructueuse à plusieurs reprises à partir de 2025. L’État a géré seul le stade pendant dix ans avant de jeter l’éponge. C’est la plus grande friche sportive du pays. Les matchs internationaux se déroulent désormais à huis clos, dans les stades-studios des franchises…

Certains stades n’ont dû leur survie qu’à leur rôle d’hôpitaux de campagne pendant la pandémie. Leurs immenses espaces clos font des « stades-hôpitaux » des centres de rassemblement et de tri des malades lors des pics épidémiques comme lors des Covid-26, Covid-33 et Covid-45.

Certains grands groupes de santé privés ont fini par acheter club et stade quand ils étaient bien localisés, en ne gardant qu’une seule tribune pour construire à la place des autres gradins des bâtiments hospitaliers (blocs opératoires et chambres) ainsi que des immeubles de standing rapportant d’importants bénéfices.

Des championnats amateurs semi-clandestins

Une partie des fans s’est détournée des ligues fermées et « championnats nationaux ». Ils suivent les championnats amateurs et semi-clandestins qui fleurissent dans les interstices de la ville régulière : les clandés français et clandestinos brésiliens. Ces championnats n’appartiennent à aucune ligue officielle. Ils poussent comme les champignons et disparaissent aussi vite. Des équipes s’affrontent lors de matchs en 7x7 ou 5x5. Les joueurs se contactent par messagerie cryptée et décident ensemble d’un lieu et d’une heure pour le match, sans arbitre. Il s’agit souvent d’une plage, d’une pelouse de parc public (un retour aux sources en quelque sorte), d’un parking de supermarché, voire d’une aire d’autoroute pour les rencontres interurbaines.

Les dimensions de l’aire de jeu ne sont pas standardisées mais dictées par l’espace qui les accueille. Terre battue et goudron sont plus fréquents que les beaux gazons. Les rencontres du championnat se déroulent sans journée régulière et dans un ordre aléatoire. Le championnat se termine quand toutes les équipes se sont affrontées une fois.

Les matchs n’arrivent pas toujours à leur terme car les descentes de police sont fréquentes pour infraction aux lois sur les rassemblements et les mesures sanitaires… sauf quand certaines équipes sont elles-mêmes composées de membres des forces de l’ordre.

L’argent a commencé à circuler très tôt dans certains de ces championnats avec la résurgence d’un « amateurisme marron ». Il faut dire que les affluences sont loin d’être négligeables lors des grandes rencontres, comme les derbys entre quartiers. Les paris d’argent sont fréquents, souvent contrôlés ici par les groupes ultras ou les écoles de samba, là par les gangs des favelas ou les paramilitaires. Certaines entreprises, le monde de la mode et les grandes franchises commencent à s’intéresser au phénomène.

Il se dit que l’économie actuelle du football à trois étages est bien fragile.


Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.The Conversation

Jean-Michel Roux, Urbaniste, Maître de conférences, Université Grenoble Alpes (UGA); Cristiane Rose de S. Duarte, Professeure du Programme d`Études Doctorales en Architecture, Universidade Federal do Rio de Janeiro; Elson M. Pereira, Coordinateur du Laboratório Cidade e Sociedade Département des géosciences, Universidade Federal de Santa Catarina et Natalia de Melo, Urbaniste, Chercheuse associée, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.