Un peu de "self-neurology" : l'aura visuelle
Publié par Laurent Vercueil, le 4 juin 2016 50k
La « self-neurology » consiste à pratiquer la neurologie sur soi-même . Oliver Sacks en était un habile coutumier, mais dans les publications scientifiques et médicales, on peut rencontrer ce type d'observation clinique, comme le cas célèbre de ces neurologues qui avaient présenté une amnésie transitoire massive, se rendant à un congrès international, après avoir pris un somnifère pour que le voyage aérien soit plus confortable (1). L'exercice est censé être instructif en ce que le neurologue mobilise ses compétences pour analyser, pour ainsi dire « de l'intérieur », des manifestations cliniques qui peuvent paraître plus ésotériques au profane. En somme, si chacun est "expert" de ses propres expériences, touchant à une manifestation neurologique, le neurologue est un expert " au carré" (2,3).
Par exemple, il y a deux jours, en fin de journée, je percevais, dans l'hémichamp visuel gauche, un arc lumineux entourant en demi-cercle mon point de fixation (le point que je fixe lorsque je pose mon regard). Je reconnaissais un épisode dont j'avais déjà fait l'expérience à deux reprises, en 1999 puis en 2009, et que j'avais identifié comme une aura visuelle migraineuse, avec ça de particulier, qu'elles n'avaient pas été suivi de maux de tête, nausées, vomissements, etc. (signes plus classiques de la migraine). Le phénomène de l'aura est très bien illustré sur une vidéo de la Mayo Clinic (une aura visuelle typique est très bien représentée, en "caméra subjective" )
Cette soirée-là,
il fallut que je passe dans un endroit peu éclairé pour que je
repère le croissant lumineux. Je me plaçais dans l'ombre, toute
lumière éteinte, pour mieux observer le phénomène. Il s'agissait
d'un demi-cercle scintillant, rempli de formes géométriques aux
angles aigus, séparant nettement des plages très sombres, noires ou
bleues, et des foyers éblouissants. Le reste de la vision était
tout à fait normal, et si je plaçais ma main gauche devant moi, à
hauteur de visage, l'arc de cercle s'imprimait dessus.
Je m'installais devant une feuille de papier, fixais une croix en me plaçant 15cm au dessus de la feuille, puis, de la main gauche et en évitant de fixer la figure (un mouvement de mes yeux aurait déplacé sur la gauche l'hallucination), dessinais l'apparition, à 19h30. Je recommençais à 19h35 puis à 19h41, juste avant que ça ne disparaisse. En superposant les trois dessins, ajustés sur la croix de fixation, le résultat est ici :
On peut apprécier les propriétés habituelles d'une aura visuelle, notamment chronométriques : l'évolution du phénomène est centrifuge, à une vitesse qui s'accélère dans le champ visuel (mais pas au niveau du cortex), ici d'environ 0.5cm/minute entre 19h30 et 19h35, puis de 1.5cm/minute entre 19h35 et 19h41. Avant de s'évanouir, je note, à 19h41, un flash géométrique circonscrit, très transitoire. L'ensemble du phénomène n'a pas duré 15 minutes, et comme les fois précédentes, n'est suivi d'aucune migraine, d'aucun autre signe anormal. C'est grave, docteur ?
Non, bien sûr. L'aura visuelle est un phénomène banal chez le sujet migraineux. Elle est plus rarement isolée, comme dans le cas des "migraines acéphalgiques", c'est à dire des migraines qui ne s'accompagnent pas de... migraine. Les facteurs pouvant déclencher une aura visuelle sont nombreux : infusion intraveineuse d'un dérivé nitré, stimulation visuelle, activité physique, infusion du CGRP, prise de chocolat, injection d'insuline (4), mais aucun de ces facteurs n'étaient présents jeudi dernier.
Le plus intéressant est le mécanisme neurologique de l'aura, dans lequel un processus original semble être en jeux : la dépression corticale envahissante (cortical spreading depression). La dépression corticale envahissante a été mise en évidence par Leao en 1944 (5) sur le cortex de lapin : l'application locale de potassium provoquait une vague initiale d'excitation, suivie d'une inhibition majeure, se propageant sur le cortex à la vitesse de 2 à 5mm/minute, sans franchir les sillons séparant les lobes (pour une revue générale de la dépression corticale envahissante, lire ceci). Il s'agit d'un trouble du couplage neuro-glio-vasculaire, très sensible à l'hypoxie, mais aussi à d'autres facteurs moins bien appréhendés (dont les fameux facteurs déclenchants sus-décrits)
Original version of Brain_bulbar_region.svg (licence cc / Patrick J. Lynch, medical illustrator; C. Carl Jaffe, MD, cardiologist)
Une étude en IRM fonctionnelle de trois sujets dont les auras visuelles étaient déclenchées, montrait qu'une modification unilatérale (au niveau du cortex visuel opposé à la manifestation lumineuse) était identifiée pendant l'aura, qui correspondait à une diminution transitoire du signal BOLD (6). Les auteurs identifiaient 8 événements neurovasculaires (le couplage entre la perfusion du cortex et son activité est très étroit et constitue la base des techniques d'imagerie fonctionnelle) qui étaient compatibles avec un phénomène de dépression corticale envahissante :
- une augmentation de la perfusion corticale
- d'une durée transitoire
- se propageant à une certaine vitesse caractéristique sur le cortex
- suivie d'une diminution de la perfusion du cortex
- et d'une atténuation de la réponse évoquée par la stimulation visuelle
- suivi d'un retour au niveau normal
- avec récupération complète de la réponse à l'activation
- l'ensemble du phénomène ne parvenant pas à se propager au delà des sillons majeurs (ici, le sillon pariéto-occipital).
Petit exercice : A l'aide d'un calcul d'angle et de vitesse angulaire (vous avez la position de l'observateur, à l’aplomb de la croix de fixation, 15cm au dessus), peut-être les plus matheux parmi vous pourront-ils estimer la vitesse de propagation de l'onde de dépression envahissante sur le cortex occipital droit ?
>> Notes :
- Morris HH 3rd, Estes ML. Traveler's amnesia. Transient global amnesia secondary to triazolam. JAMA 1987 Aug 21;258(7):945-6.
- Même pour les expériences les plus dramatiques. Dans un numéro récent de la revue britannique PRACTICAL NEUROLOGY, un neurologue irlandais racontait le déroulement de son encéphalite limbique, dans une rubrique judicieusement intitulée "Me and my neurological illness" : Jim Morrow. Autoimmune limbic encephalitis due to VGKC-Ab. Thanks for the memory. Leo Robin (Title of song, 1937) Pract Neurol 2016;16:162-165
- Le neurologue qui exerce la neurologie sur lui-même constitue un exemple typique de Vortex, probablement à signaler au Centre National de Recherche sur le Vortex (voir vidéo).
- Can migraine aura be provoked experimentally ? A systematic review of potential methods for the provocation of migraine aura. Cephalalgia 0333102416636097, first published on March 4, 2016
- Leão AAP (1944). "Spreading depression of activity in the cerebral cortex". J Neurophysiol 7: 359–390.
- Hadjikhani N, et al. (2001) Mechanisms of migraine aura revealed by functional MRI in human visual cortex. PNAS. 98 (8) 4687– 4692