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Dans le cerveau du Jdoun

Publié par Laurent Vercueil, le 2 mars 2017   4.6k

J'apprends que le "Jdoun" est devenu une mascotte auprès de la population russe (ici).

La sculpture de Margriet van Breevoort, visible dans la cour du centre médical universitaire de Leyde, aux Pays-Bas, est un exemplaire d'Homunculus Loxodontus. Il témoigne de l'attente d'une consultation médicale, ce à quoi je (tout le monde) peux (peut) être sensible. En quoi, c'est un patient. Véritablement.

Or, il connait une grande faveur en Russie, où le personnage est appelé « Jdoun », ce dont l'article de la correspondante du Monde en Russie, Isabelle Mandraud, nous apprend qu'il s'agit d'un mot dérivé du russe "Jdou ", « j’attends ».

Il est vrai que le personnage, dans toute sa bonhommie, attire la sympathie et je renvoie à la lecture de l'article du Monde pour la description de l'autodérision de la population russe qui s'est emparé de ce symbole bon enfant.

Mais pourquoi ne pas tenter de pénétrer dans le cerveau du Jdoun ? Sa placidité, son fatalisme, son immense patience ne doivent-ils pas nous inspirer ? Devrions-nous cultiver, comme lui, une bienveillance définitivement heureuse à l'égard du temps qui passe et qui ne sert à rien ?

Nous avons si peur de le perdre (notre temps) !

Comment attendre ? Comment tolérer qu'on ne puisse être servi tout de suite, récompensé avec célérité ? Oui, la question qui se pose est la suivante : comment cultiver notre "jdounisme" ?

Les neurosciences peuvent nous donner des pistes.

En 2014, une équipe japonaise recourant à la méthode de l'optogénétique (1) a mis en lumière un mécanisme très pertinent à cet égard. En effet, Miyazaki et al. (2) ont implanté des fibres optiques au niveau du noyau du raphé dorsal, un noyau du tronc cérébral qui contient essentiellement des neurones serotoninergiques. Ces neurones ont la caractéristique de projeter leurs terminaisons de façon diffuse vers le cerveau antérieur (les lobes frontaux) et d'y délivrer la sérotonine. De sorte que l'illumination (bleue en l’occurrence) du noyau du raphé médian, va augmenter l'activité de ces neurones et permettre la libération de sérotonine dans les structures cibles (ce qui est mesuré à l'aide d'une technique de microdialyse in vivo).

Et donc, les petites souris vont pouvoir commencer à travailler.

Leur tâche est la suivante : pour obtenir une récompense alimentaire, elles doivent, après un signal sonore, maintenir appuyé à l'aide du museau un bouton-poussoir et observer un délai suffisant (mais variable) leur permettant d'accéder à la nourriture. Ce délai est signalé par une sonnerie, qui les autorise à gagner le point où est délivrée l'aliment désiré.

En revanche, si elles interrompent prématurément la poussée du museau, la récompense est perdue. C'est un essai compté "erreur". L'étude compare la tolérance de l'attente chez les souris dont les neurones serotoninergiques sont activés par la lumière bleue avec celle des souris "non activées". Est-ce que la sérotonine permet de diminuer le taux d'erreur ? Permet-elle de prolonger l'attente précédant la récompense ?


La réponse est oui. Plus l'attente demandée est longue, plus les souris ont tendance à "lâcher prise", à quitter le bouton-poussoir pour aller voir si la nourriture n'est pas déjà délivrée. Ce sont des impatientes. Elles ne connaissent pas le jdounisme. Mais en activant les neurones sérotoninergiques, elles "prennent leur mal en patience" et au final, sont davantage récompensées.

L'éditorial qui accompagne l'article original (et dont sont tirées les deux figures ci-dessus) est judicieusement intitulé "Waiting for serotonin" (3). Il mentionne à quel point cette expérience concerne toutes ces décisions impulsives que l'attente qui se prolonge peut nous amener à prendre (et à regretter ensuite). Par exemple, ce midi, avec mon plateau repas, je me trouve (coïncidence ? Je ne crois pas...) dans une file de caisse au self qui est bloquée alors que la file concurrente défile avec célérité, libérant les personnes et leurs plateaux vers un repas bien mérité (= récompense). Voilà que n'y tenant plus, je change de file. Fatale erreur, c'est celle-ci qui se bloque et me voilà à nouveau condamné à une longue attente... et la récompense qui s'éloigne encore un peu... Ah, si je pouvais être adepte du Jdounisme... ou de la sérotonine !

Les personnes qui viennent consulter les médecins sont appelés des "patients". Ils ont l'habitude de patienter dans les salles d'attente. Peu ont la zénitude affichée par le "Jdoun". Sans doute ont-ils de bonnes raisons de s'impatienter. Mais la décision impulsive qui serait de quitter les lieux subitement, excédé et rempli de colère, n'est peut-être pas la bonne. Il est possible que le médecin ait d'excellentes excuses pour expliquer son retard (mais peut-être pas non plus).


>> NOTES

(1) L'optogénétique consiste à coupler l'activation d'un canal ionique à celle d'une opsine, protéine sensible à la lumière (à une certaine longueur d'onde), de sorte qu'on puisse, en utilisant une fibre optique, stimuler (ou inhiber) la population de neurones ciblés, à volonté, en éclairant, ou pas, leurs membranes. L'effet observé dépendra donc 1) de la population de neurones à qui on a permis d'exprimer l'opsine, 2) de la nature du canal ionique couplé à cette activation, 3) du statut ON/OFF de l'éclairage.

(2) Miyazaki, Kayoko W.; Miyazaki, Katsuhiko; Tanaka, Kenji F.; et al . Optogenetic Activation of Dorsal Raphe Serotonin Neurons Enhances Patience for Future Rewards. Cur Biol 2014;24(17):2033-2040

(3) Ranade, Sachin; Pi, Hyun-Jae; Kepecs, Adam. Waiting for Serotonin. Cur Biol 2014;24(17):R803-805