La poule et l'autre : théories de l'esprit dans le poulailler
Publié par Laurent Vercueil, le 11 avril 2021 4.6k
Soit un poulailler, le nôtre.
Soit des poules, six.
Comme tous les matins (un exemple ici), c'est la ruée vers les épluchures. Aujourd'hui ne fait pas exception : voilà les 6 poules agglutinées à mes pieds, alors que je balance les reliefs de nos repas végétariens. Miam, scrountch, gnakgnak (1), les becs sont à l'ouvrage et les pattes qui grattent.
Pendant ce temps, je parcours les quelques mètres qui me séparent du pondoir et, ni vu ni connu, je récupère les œufs encore chauds, nichés dans la paille immaculée (elles veillent bien à crotter plus loin).
Mais mon manège n'est pas passé inaperçu. Sous le pondoir, il y a une mangeoire, où il peut m'arriver de verser des graines. Or, elle est vide. Et si je vais par là, c'est peut-être pour la remplir.
Là, non. Je n'ai pas pris les graines avec moi. Je me contente d'embarquer les œufs, et je surveille du coin de l’œil les poules affairées sur le tas d'épluchures.
L'une d'entre elle quitte la troupe. Elle m'a donc bien vu me rendre vers le pondoir, et, possiblement, remplir la mangeoire. Elle délaisse les victuailles encore fumantes, où s'empressent les autres, pour aller jeter un coup d’œil plus loin, dès fois que.... (c'est le dilemme "Exploiter ou Explorer", bien sûr).
Elle fait le tour du pondoir, et s'avise que la mangeoire est restée vide. Elle revient vite vers le carnage en cours, le monticule de détritus alimentaires.
Mais son manège n'est pas passé inaperçu. Une autre poule a quitté la mêlée frénétique, lorsqu'elle s'est rendu compte que la première exploratrice s'est dirigée vers le pondoir et la mangeoire. Elle est, donc, un peu en retard sur elle et n'a fait que quelques mètres lorsque notre héroïne, terminant son tour de propriétaire, s'apprête à regagner le théâtre principal de l'action.
Que croyez-vous qu'il se passât ?
La seconde poule, constatant que la première est déjà sur le retour, fait immédiatement demi-tour, revient sur ses pas et se jette, tête baissée et bec en avant, sur la nourriture fraiche.
Pourquoi ?
Parce qu'elle a déduit : 1) que la poule numéro 1 avait eu, avant elle, la même idée d'aller contrôler l'état de remplissage de la mangeoire, 2) que si elle revenait si vite, c'est que son attente avait été déçue, 3) et que donc, la mangeoire était vide.
Avoir une théorie de l'esprit suggère que nous sommes en mesure de nous représenter des connaissances présentes chez l'autre, qui sont distinctes des nôtres et auxquelles nous n'avons pas d'accès direct. Ce sont les primatologues Premack et Woodruff qui, les premiers, s'y sont intéressés chez les chimpanzés (Wikipédia).
Des travaux se sont intéressés à l'émergence d'une théorie de l'esprit au cours du développement de l'enfant, d'autres, à sa présence éventuelle chez d'autres espèces animales non primates. Chez les oiseaux, certaines études semblent suggérer son existence....
(1) afin de préserver l'anonymat, les bruits de bouche ont été changés