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Expliquer les sciences sans les défigurer : le défi de la vulgarisation scientifique | Partie 1.

Publié par Hélène Mottier, le 15 juillet 2019   9k

Cette présentation a été réalisée par Hélène Mottier, doctorante en Psychologie cognitive, à l'occasion des Rencontres Jeunes Chercheur·euses du Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition, édition 2019. Elle s'est déroulée au bar Dr D. (Grenoble) le 11 juillet 2019.             >> Ré-édition pour Echosciences  Grenoble <<


               Expliquer les sciences n'est pas une mince affaire. On se heurte à la difficulté de rendre accessible des connaissances construites par le biais d'une démarche que l'on n'utilise pas au quotidien. On se heurte également à des barrières langagières : les divers domaines scientifiques utilisent un vocabulaire bien spécifique, souvent long à expliquer. Ajoutons à cela des croyances individuelles qui peuvent aller à l'encontre des connaissances scientifiques, des informations -et désinformations- qu'on nous donne brièvement sans connaître leur source, des discours qui utilisent les sciences à des fins idéologiques, et vous avez là un mélange bien toxique pour démêler le scientifique du non-scientifique. 


Face à ces flux d'informations, bien comprendre en quoi les connaissances scientifiques sont différentes d'autres formes de connaissances s'avère primordiale pour se forger une pensée critique. Et pour que l'on puisse bien comprendre, il faut que l'on nous explique d'une manière qui ne les déforme pas. Dans cette présentation, je partirai du titre que je développerai en trois points :

Partie 1. Expliquer les sciences  : Qu'est-ce qui différencie une connaissance scientifique d'une connaissance non-scientifique ? En quoi consiste la démarche scientifique ? 

Partie 2. Défigurer les sciences : je donnerai trois exemples de "défiguration" des connaissances scientifiques que l'on peut -aussi- entendre de la bouche de scientifiques.

Partie 3Défi de la vulgarisation scientifique : j'expliquerai ici les raisons pour lesquelles j'estime que diffuser les sciences est un défi, plus qu'une compétence. 




Partie 1. Expliquer les sciences


Diapo 2 | Socle des connaissances scientifiques

Les sciences ont obtenu leur lettre de noblesse dans les argumentations car ce sont des connaissances valides qui décrivent le réel de manière fidèle et neutre, en comparaison aux autres formes de connaissances subjectives ou idéologiques. Mais cette validité et neutralité des connaissances scientifiques ne vont pas de soi. 

Un élément qui m'apparaît fondamental pour bien expliquer les sciences est justement de rappeler les fondamentaux : pourquoi me dit-on que telle connaissance scientifique est plus valable que ma connaissance subjective du monde ? 

En d'autres termes, il convient dans son discours de rappeler en quoi la connaissance scientifique que je présente est différente d'une autre forme de connaissance sur le même sujet. Pour ce faire, il est important de parler de ce qui constitue les piliers de la construction des connaissances scientifiques : la démarche scientifique et les critères de démarcation entre science et non-science (diapo 2). 


     1.1. Connaissance scientifique

Diapo 3 | Définition de la connaissance scientifique

Une connaissance scientifique c'est une description valable du réel. Valable dans le sens : valable pour tous. Pour qu'une connaissance soit valable pour tous, il nous faut des outils de mesure objective. 

Par exemple, si je veux mesurer cette grande route à Grenoble (diapo 3), je peux compter le nombre de pas que je fais d'un bout à l'autre de cette route. Mais cette mesure est subjective : elle dépend de la taille de mes jambes, et mes enjambées ne seront jamais tout-à-fait les mêmes. Une autre personne qui a des jambes plus grandes que les miennes ne tombera pas sur le même nombre de pas. En sciences, mon point de vue et celui de l'autre personne ne doivent pas entrer en compte dans la mesure du réel, au risque d'une discussion interminable qui ne nous apprendra finalement pas grand'chose sur la taille de la route... Pour faire une description qui sera valable pour cette personne et moi, il sera donc primordial que l'on se munisse d'un mètre, une mesure certes arbitraire mais avec laquelle on tombera sur les mêmes résultats (et si ce n'est pas le cas, on pourra plus facilement discuter de ce qui créé des différences de mesure avec exactement le même outil). 

Un autre élément important à rappeler, c'est le fait qu'une connaissance scientifique ne peut pas, par définition, être appréhendée spontanément. Même si certaines connaissances scientifiques peuvent paraître "intuitives", elles n'ont le statut de connaissance scientifique que si elles sont passées par une démarche de mesure objective (voir 1.2. La démarche scientifique). 

Aussi, on ne peut pas tout étudier en science.

Diapo 4 | Domaine de la connaissance

La diapo 4 représente ce qui est du domaine de la connaissance et ce qui est en-dehors. Les connaissances scientifiques font partie du domaine de la connaissance (zone orangée) : elles peuvent être testées et observées. Certaines connaissances scientifiques atteignent le statut de "savoir scientifique" ou de "consensus scientifique" : ce sont les meilleures descriptions valables du réel que nous possédons actuellement (zone noire). La recherche scientifique se situe aux alentours de ces connaissances scientifiques, on cherche à gagner du terrain dans le domaine de la connaissance (zone rouge). Sur le graphique, on constate toutefois qu'une très large partie du domaine de la connaissance fait encore partie de ce que l'on ne sait pas. Pour autant, ce sont des connaissances qui pourront un jour être décrites et expliquées scientifiquement. 

Tout autour de ce domaine de la connaissance, réside ce que l'on ne saura jamais et que l'on ne peut étudier en sciences (zone blanche). Cette zone blanche n'est pas uniforme, mais pour ne pas nous attarder sur cette question qui n'est pas le fond de cette présentation, on range dans cette zone tout ce qui a trait aux croyances, qu'elles soient idéologiques, spirituelles, morales etc. Ce sont des éléments qui sont l'affaire de l'opinion comme du raisonnement logique mais auxquels nous ne pouvons pas appliquer une démarche scientifique. De fait, certaines conversations tournent en rond parce que l'on parle de la même chose mais en ne se référant pas à la même "zone". 

On peut ainsi se retrouver dans une conversation avec comme sujet central "la pensée". Mais, alors qu'une personne parlera des fondements scientifiques de la pensée (comme comportement ou/et les aires cérébrales qui lui sont associés), l'autre personne parlera plutôt de la pensée en se référant à des fondements métaphysiques (l'âme). Si l'on ne veut pas tourner en rond dans la conversation ou carrément se disputer, il est donc important de savoir à quel domaine on se réfère. Les deux fondements (scientifique et métaphysique) sont intéressants mais ce sont deux domaines de référence qui sont difficilement comparables. Cela nous amène à ce qui distingue les connaissances scientifiques des autres formes de connaissances : la démarche de construction et les critères de démarcation. 



    1.2. La démarche scientifique

Diapo 5 | les méthodes

La méthode scientifique vise à décrire et expliquer les faits (le réel) de manière neutre. A l'inverse, la méthode idéologique va tenter de faire correspondre les faits, le réel, avec les conclusions (diapo 5). Cette méthode n'est donc pas neutre et deux idéologies en concurrence vont ainsi présenter les faits sous des angles différents. De même, les mêmes faits présentés avec une méthode scientifique ou idéologique peuvent être en concurrence, et dans ce cas, il est important de savoir comment les connaissances ont été construites dans la démarche scientifique pour se forger un avis critique. 


Diapo 6 | La démarche scientifique

Toute connaissance scientifique est construite grâce à une démarche. Je vais d'abord énoncer une hypothèse, c'est-à-dire une affirmation, en lien avec les connaissances scientifiques actuelles (la zone noire de la diapo 4). Je vais ensuite planifier une manière de tester, de mesurer objectivement mon affirmation : je mets à l'épreuve des faits mon affirmation. Je vais ensuite observer et obtenir des résultats qui se doivent d'être quantifiables. A partir de ces résultats, je vais conclure sur mon affirmation : est-ce que mes résultats sur les faits vont dans le sens de mon affirmation ? Ou bien est-ce que mon affirmation est rejetée ? Si les résultats ne vont pas dans le sens de mon affirmation, alors mon affirmation n'était pas une bonne description du réel. Si mon affirmation n'est pas rejetée, les faits vont dans le sens de mon hypothèse, alors mon affirmation semble être une bonne description du réel. Ainsi, à la différence de la méthode idéologique, les conclusions ne vont pas toujours dans le sens de mon affirmation : je cherche à décrire le réel tel qu'il est, plutôt que de décrire le réel comme je voudrais qu'il soit. 

Si j'insiste autant sur le fait que mon hypothèse est une affirmation, c'est parce que c'est un critère de démarcation entre science et non-science : mon hypothèse, pour être scientifique, se doit d'être réfutable



     1.3. Critère de démarcation

Diapo 7 | Critère de démarcation

La réfutabilité, c'est la capacité d'une hypothèse à être claire, précise, et à donner une direction : ce truc-clair-précis cause cette chose-claire-précise. En respectant ce critère de démarcation, je peux ainsi tester mon affirmation et conclure si mes résultats vont dans le sens de cette affirmation, ou s'ils la rejettent : j'observe que ce truc-clair-précis cause cette chose-claire-précise. Ou pas. C'est un des exercices les plus difficiles de la recherche scientifique. Quoi qu'il en soit, si l'on vous présente une hypothèse qui n'est pas réfutable : ce truc-pas-clair-du-tout a une influence  positive mais pas toujours selon les circonstances sur cette chose-que-je-ne-sais-pas-définir, autant dire que cela risque difficilement de faire avancer les connaissances scientifiques (la zone noire). 

L'autre critère est le principe de parcimonie ou rasoir d'Ockham (diapo 7) : pour notre hypothèse, on part de connaissances que l'on sait déjà, que l'on peut déjà expliquer, plutôt que de connaissances qui posent encore plus de questions. Si ma porte claque et qu'il n'y a personne d'autre que moi dans mon appartement alors que je suis confortablement installée sur mon canapé en train d'écrire cette présentation depuis quelques temps, il sera plus parcimonieux que j'émette l'hypothèse que c'est le vent (un phénomène connu, observable et que je pourrais tester) qui a causé le claquement de porte, plutôt qu'un fantôme (même si j'ai crié de peur). Le principe de parcimonie suppose d'énoncer des hypothèses qui restent dans le domaine de la connaissance (zone orangée de la diapo 4). Pourtant, je ne pourrais jamais observer de mes yeux ni le vent ni un fantôme faire claquer la porte. Mais je peux connaître les propriétés du vent (et de ma porte) et je peux mesurer objectivement l'effet du vent sur ma porte, ce qui n'est pas le cas du concept de fantôme. C'est pour cela que l'on dira souvent que quelque chose est indémontrable. Je n'ai pas les compétences pour tester l'hypothèse du vent sur ma porte, mais ce serait tout-à-fait démontrable puisque ce sont des concepts qui font partie du domaine de la connaissance. 

La réfutabilité des hypothèses et le principe de parcimonie sont les critères de démarcation d'une connaissance scientifique et non-scientifique. Si ces critères ne sont pas respectés, la communauté scientifique ne considère pas la connaissance comme scientifique, même si la démarche scientifique a été respectée. Attention donc aux affirmations "scientifiquement prouvées", demandons-nous d'abord si l'hypothèse est parcimonieuse et si elle est réfutable. 

Enfin, une étude qui teste une hypothèse parcimonieuse et réfutable n'est pas suffisante pour former une connaissance scientifique, il faut que cette étude soit répliquée, à l'identique, avec différentes mesures et que l'on tombe de manière consistante sur des résultats qui vont dans le sens de cette hypothèse.  On dit que les réplications ont un très fort niveau de preuve.



      1.4. Les niveaux de preuve

Diapo 8 | Les niveaux de preuve

Les réplications scientifiques n'ont pas le même poids qu'une opinion personnelle lorsqu'il s'agit de décrire de manière valable le réel. Il ne s'agit pas de dire que l'opinion d'une personne est bonne ou mauvaise, simplement, si la discussion porte sur le fait de savoir si tel ou tel élément décrit mieux le réel, alors on ne peut pas accorder le même niveau de preuve aux réplications et aux opinions. Je peux avoir mon opinion sur la porte qui claque et être convaincue qu'il s'agit d'un fantôme. Mais si une autre personne réplique une multitude de fois son étude et prouve que le vent décrit très bien le phénomène observé (ma porte qui claque), cette personne a des preuves  meilleures pour décrire le réel. 

De même, si une personne fait une étude scientifique en respectant les critères de démarcation et la démarche scientifique, et que cette étude entre en contradiction avec un consensus scientifique (des réplications d'étude qui vont toutes dans le même sens), l'étude isolée est un niveau de preuve inférieure au consensus scientifique. Il peut s'avérer que cette étude est un prémisse d'une nouvelle connaissance scientifique qui fera consensus et qu'elle s’avérera meilleure pour décrire le réel, mais en l'état, elle n'est pas suffisante. 

Il est important dans le discours que ces niveaux de preuve soient clairs. On voit souvent des débats médiatiques où deux ou trois intervenant·e·s ne sont pas du même avis sur un fait, mais il est rare que ces personnes présentent le même niveau de preuve. Personnellement, j'accorde plus de crédit aux preuves de la personne qui présente un consensus scientifique, parce que son niveau de preuves est meilleur pour décrire le réel. En revanche, j'ai tendance à ouvrir mes antennes de sceptique lorsque l'on me parle de sciences mais qu'elles sont défigurées... à suivre ici




Références de la partie 1 :

Chalmers, A. (1990). Qu'est-ce que la science? récents développements en   philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend.   Paris : Le livre de poche (no 4126).

Popper, K. R. (1980). La connaissance objective.

Popper, K. R., de Launay, M. I., & Launay, M. I. (1998). Des sources de la connaissance et de l'ignorance. Payot & Rivages.

Site du Cortecs :  https://cortecs.org

Plusieurs images et remarques sont reprises du travail de la chaîne Hygiène Mentale que je vous recommande fortement de regarder :  https://www.youtube.com/user/fauxsceptique

Merci à J. Bena pour les relectures et commentaires.