Inondations alpines et changement climatique
Publié par Juliette Blanchet, le 24 janvier 2024 2.6k
De mi-octobre à mi-décembre 2023, la France a été balayée par une succession de passages pluvieux quasiment continus, entraînant des inondations notamment dans le Nord – Pas-de-Calais et le Poitou-Charentes ou encore des coulées de boue dans les Alpes et le Jura. Qu’est ce qui a causé cette succession de perturbations ? Ce type de situation est-il exceptionnel ? Ces phénomènes extrêmes ont-ils plus de chance de se produire à cause du changement climatique ? En prenant l’exemple de la région grenobloise et les résultats du projet de recherche Climat-Métro, nous donnons des éléments de réponse à ces questions.
Juliette Blanchet (Univ. Grenoble-Alpes/IGE) et Antoine Blanc (ONF/RTM) apportent leur éclairage.
Après un début octobre 2023 quasi estival avec un temps remarquablement chaud et sec, un défilé de perturbations très actives, parfois accompagnées de forts coups de vent, a balayé la majeure partie de la France et ce de manière quasi-continue jusqu’à mi-décembre. En cause, un anticyclone décalé plus au sud qu’à l’accoutumée, qui ne protégeait plus la France des perturbations provenant de l’océan Atlantique. La carte des précipitations cumulées entre mi-octobre et mi-décembre montre que certaines régions ont enregistré plus de 1000 mm sur cette période. C’est notamment le cas de Vallorcine en Haute Savoie qui a enregistré 1155mm sur cette période, soit en 2 mois environ 80 % de son cumul annuel moyen. Un tel cumul à Vallorcines a une période de retour de 200 ans, c’est-à-dire qu’il revient en moyenne une fois tous les 200 ans. On est donc bien en présence d’un événement exceptionnel !
La carte du cumul de précipitations montre également que, malgré certaines disparités régionales, les fortes précipitations ont touché la majeure partie des Alpes. Les principaux épisodes de précipitations ont été associées à des températures douces (anomalie positive de température atteignant parfois 10°C). La pluie est donc tombée en quantité importante sur les reliefs avec des sols saturés par ces épisodes à répétition. Effet aggravant, ce redoux a fait suite à une période plus froide qui avait conduit à la constitution d’un manteau neigeux précoce en moyenne montagne dont la fonte a été amplifiée par la combinaison des températures douces et des précipitations pluvieuses. En conséquence des réactions hydrologiques et des glissements de terrain ont été observés.
Il en a résulté une succession de crues à travers les Alpes. En un mois, la ville de Grenoble a vu passer sur l’Isère des crues de période de retour 20 ans (1040 m3/s le 15 novembre), 10 ans (930 m3/s le 13 décembre) et 5 ans (760 m3/s le 2 décembre) . Le débit le plus important, 1040 m3/s, observé à Grenoble le 15 novembre, s’est révélé être le plus élevé depuis plus d’un siècle (Source : Symbhi).
Si ce type de successions de crues n’a pas encore été étudié dans la bibliographie scientifique, nous prenons l’exemple du projet de recherche Climat-Métro sur la région grenobloise pour illustrer des résultats de recherche sur l’évolution du risque d’inondation dans les Alpes.
Le risque d'inondation dans le contexte du changement climatique
Le projet Climat Métro (2017-2023)est un projet de recherche partenariale entre l’Université Grenoble Alpes (UGA) et la Métropole Grenoble Alpes. Co-financé par Grenoble-Alpes Métropole, la Région Auvergne Rhône Alpes et des fonds propres de l’Institut des Géosciences de l’Environnement (IGE), il a vu se réunir une équipe de chercheurs de l’UGA en géosciences et en Sciences Humaine et Sociales (laboratoires IGE et PACTE) autour, d’une part de la diversité des extrêmes d’inondation induits sur le territoire grenoblois par le changement climatique, et d’autre part sur la capacité du territoire grenoblois à y faire face.
Au long de son histoire, la plaine grenobloise a connu plusieurs événements dévastateurs. L’enjeu des inondations a constitué une variable déterminante dans les choix d’aménagements de l’époque et dans la façon dont la plaine s’est urbanisée. Depuis le milieu du XIXe siècle, aucune crue de rivière d’ampleur exceptionnelle (par ex. > 1500 m³/s à Grenoble) ne s’est produite. En parallèle, des travaux majeurs de sécurisation ont été menés. Le danger présent est ainsi celui d’un effacement, au fil des années, de la culture et de la mémoire du risque. Cet effacement et la sur-récurrence possible des inondations en climat changeant inquiétaient la Métropole : était-elle en mesure de faire face au risque d’inondation en contexte de changement climatique ?
Parmi l’ensemble des recherches menées dans ce projet résolument interdisciplinaire, la thèse d’Antoine Blanc en géosciences a permis d’étudier la relation entre l’évolution du risque d’inondation et le changement climatique.
La plaine de Grenoble est associée à un risque d’inondation singulier : elle est traversée par deux rivières majeures – l’Isère et le Drac – drainant toutes deux une large région des Alpes du Nord françaises, et compte une centaine de torrents descendant des massifs du Vercors, de la Chartreuse et de Belledonne. Elle possède également une caractéristique climatique singulière : le bassin versant de l’Isère à Grenoble est assez largement soumis au climat des Alpes du Nord françaises – c’est à dire un climat océanique au regard des précipitations (relativement abondantes) et semi-continental au regard des températures (modérées avec une différence importante entre l’été et l’hiver) – tandis que le bassin versant du Drac à Grenoble est soumis à la fois aux climats océanique (doux et pluvieux) et méditerranéen (chaud et plutôt sec).
Cette double influence – océanique et méditerranéenne – rend l’évolution des précipitations extrêmes en contexte de changement climatique d’autant plus incertaine dans cette région, incertitude qui se rajoute au manque de visibilité sur l’évolution des extrêmes du fait de leur grande variabilité.
Les travaux de la thèse d’A. Blanc montrent que les précipitations extrêmes sur les bassins versants du Drac et de l’Isère à Grenoble sont produites par des circulations atmosphériques « typiques », à vent fort en altitude et relativement stationnaires durant plusieurs jours. C’est ce même type de stationnarité que nous avons vécu fin 2023 – dans le cas présent avec des vents d’ouest à sud-ouest (circulations Atlantiques). Une différence notable des événements de fin 2023 est que cette stationnarité s’installa sur plusieurs semaines – c’est cette durée qui rend ces événements vraiment exceptionnels.
Or l’étude des circulations atmosphériques au cours des 70 dernières années montre une augmentation de la récurrence de ces circulations d'air d'ouest à sud-ouest en automne, apportant des masses d'air humides et douces en provenance de l'océan Atlantique.
A quoi peut-on s’attendre d’ici la fin du siècle dans un climat évoluant davantage encore ? Les projections climatiques sont incertaines dans cette région mais les modèles de climat globaux comme régionaux prédisent en majorité une légère augmentation des précipitations extrêmes, plus forte dans les Alpes du Nord – notons néanmoins qu’une incertitude demeure car ces modèles du climat sont limités dans leur capacité à représenter les précipitations, particulièrement en zone de montagne. Pour les précipitations fortes (qui reviennent quelque fois dans l’année), le signal est un peu plus clair : dans le scénario le plus pessimiste, les précipitations extrêmes seraient quasiment deux fois plus fréquentes d’ici la fin du siècle qu’actuellement. Cette sur-récurrence s’explique en partie par la dynamique atmosphérique : les circulations atmosphériques typiques des précipitation extrêmes seront 30 % plus fréquentes, notamment en hiver (50% plus fréquentes).
En conclusion, si la durée des précipitations fortes de mi-octobre à mi-décembre semble exceptionnelle, les circulations atmosphériques observées en cette fin 2023 semblent de plus en plus fréquentes en automne au cours des 70 dernières années. Les projections climatiques suggèrent aussi une récurrence plus importante de ce type de flux, avec notamment des tendances plus marquées en hiver.
Combiné à un accroissement des températures réduisant la part des des précipitations tombant sous forme de neige en premier lieu, et augmentant la fonte du manteau neigeux en second lieu, il faut s’attendre dans le futur à des crues alpines de plus en plus fréquentes, principalement en automne et en hiver.