De la neige des montagnes au débit des rivières : la neige peut-elle atténuer les sécheresses estivales ?

Publié par Isabelle Gouttevin, le 14 août 2024   1

La montagne est souvent qualifiée de château d'eau. L'accumulation de neige en altitude joue un rôle crucial dans la capacité des massifs à stocker l'eau sous forme solide avant de la restituer sous forme liquide, alimentant ainsi les zones de plaine en aval. Dans le contexte du changement climatique, l’augmentation de la température influe sur la répartition des précipitations neigeuses et la dynamique de fonte du manteau neigeux. Mais avec quelles conséquences hydrologiques ?

I. Gouttevin (CNRM/CEN), S. Gascoin (CESBIO), G. Thirel (INRAE) et S. Morin (CNRM) reviennent sur les conséquences de deux hivers atypiques récents pour illustrer et décrypter la relation complexe entre hydrologie et enneigement.

La saison d’enneigement 2023-2024 a été très excédentaire à haute altitude dans les Alpes françaises. C’est le résultat d’une série de perturbations qui se sont succédé sans répit pendant l’hiver et le printemps, amenant une pluviométrie très excédentaire dans cette région. A plusieurs stations météorologiques Nivôse, ces stations Météo-France de haute altitude qui enregistrent les conditions météorologiques et l’enneigement, des records absolus de hauteur de neige ont été battus, comme à la station Nivôse des Écrins située à 3000 m d’altitude.

A contrario, à plus basse altitude, l’herbe gardait des tons vert-brun : en raison d’une très grande douceur (l’hiver 2023-2024 est le troisième plus doux en France depuis 1900, avec une température moyenne de 2°C supérieure à la normale), c’est majoritairement de la pluie qui est tombée à basse et moyenne altitude, amenuisant voire anéantissant le manteau neigeux. Les hauteurs de neige moyennes à Chamonix ou à l’observatoire nivo-météorologique du Col de Porte, situé à 1320 m en Chartreuse, sont ainsi parmi les plus faibles depuis 1960.

Cette situation contraste fortement avec celle du printemps 2022 (cf. cartes de France des précipitations ci-dessous), où une pluviométrie et un enneigement globalement déficitaires sur la plupart des massifs de montagne ont été le prélude à une sécheresse estivale majeure.

Rapport à la moyenne saisonnière de référence 1991−2020 des cumuls des précipitations aux printemps 2022 et 2024. (source : Météo-France).

Mais quels sont les liens entre la neige des montagnes et le débit des rivières? Un hiver bien enneigé peut-il limiter la sécheresse estivale ?

Sur l’exemple de la sécheresse de l’année 2022 et de sa comparaison avec l’année en cours (2024) et la sécheresse historique de l’été 2003, des personnels de recherche et des services opérationnels du Centre d’Etudes spatiales de la Biosphère (CESBIO), du Centre National de Recherches Météorologiques (CNRM), d’INRAE et de Météo-France, nous aident à répondre à cette question.

Les rivières de montagne sous influence nivale sont caractérisées par des maxima annuels de débit survenant au printemps, entre avril et juin (voire juillet en présence de glaciers). Ces maxima proviennent principalement de la fonte du manteau neigeux, qui constitue un stock d’eau saisonnier immobilisé en altitude pendant l’hiver, et libéré vers les sols, nappes et rivières au moment de la fonte. Dans les régions de montagne et à leur aval, cet apport d’eau, différé dans le temps par rapport aux précipitations, permet de soutenir les débits au printemps et surtout en été, période critique pour les cultures, où l’évaporation est la plus forte et où les besoins en eau pour différentes activités humaines peuvent ne pas être satisfaits uniquement par la pluie.

Au-delà de cette dynamique saisonnière, on observe parfois en cours d’hiver des épisodes de fonte marquée, souvent associés à un temps perturbé, du vent fort, et des températures douces faisant remonter en altitude la limite pluie-neige. L’air chaud apporte alors beaucoup d’énergie au manteau neigeux, et sa fonte peut se cumuler avec une pluie importante pour venir gonfler le débit des rivières. Cela a été le cas cet hiver le 14 novembre 2023, épisode ayant provoqué le lendemain d’impressionnantes crues sur l’Isère (deuxième crue la plus importante depuis 1859 à Grenoble) et l’Arve (événement au temps de retour estimé à 200 ans pour l’Arve à Genève). Des analyses préliminaires montrent que la crue dévastatrice du 21 juin 2024 à La Bérarde, dans le massif des Ecrins, pourrait découler en partie des mêmes mécanismes. Des études réalisées dans les montagnes américaines montrent que sur ce type d’épisodes, la fonte peut augmenter de 50% l’apport d’eau aux rivières.

Pour anticiper les débits de printemps et d’été, comme pour la prévision des crues, la connaissance du manteau neigeux est donc cruciale.

Mais combien de neige et d’eau sont exactement stockées dans nos montagnes ?

Il est difficile de répondre à cette question car la quantité d’eau que libérera la neige au moment de sa fonte (son “équivalent en eau” pour les hydrologues et nivologues) est difficile à mesurer. La hauteur de neige est bien plus souvent mesurée, mais, comme l’équivalent en eau, elle est spatialement très variable. De plus, elle n’apporte qu’une information partielle, puisque la quantité d’eau correspondante dépend du degré de compaction de la neige, traduit par sa densité. Pour estimer l’équivalent en eau du manteau neigeux, d’intérêt pour l’hydrologie, les scientifiques ont recours à des modèles numériques qui intègrent l’état actuel des connaissances sur l’évolution de la neige et qui s'appuient sur les observations disponibles en termes de neige et de météo.

Des images satellite, comme celles acquises par l’imageur MODIS (un “super appareil photo”), nous renseignent aussi en temps quasi-réel sur l’étendue spatiale du manteau neigeux … à condition qu’il n’y ait pas de nuages ! D’autres instruments à bord des satellites ne sont pas affectés par la présence de nuage : c’est le cas des radars qui sont capables de détecter la neige « humide » c’est-à-dire qui contient de l’eau liquide : une bonne façon de suivre la fonte du manteau neigeux.

Pour connaître l’état de l’enneigement à la veille de la sécheresse de l’été 2022, nous avons mobilisé tous ces moyens d’investigation dans une étude en accès libre

Ces observations croisées révèlent dans tous les massifs alpins et pyrénéens un manteau neigeux déficitaire dès le mois de février 2022. L’hiver avait pourtant bien commencé aux yeux des amoureux de l’or blanc, avec des enneigements précoces et abondants dans plusieurs massifs, notamment Pyrénées et Pré-Alpes : début décembre 2021, plusieurs stations pyrénéennes ont mesuré des hauteurs de neige records. Comme le montre le graphique ci-contre, les surfaces enneigées approchaient (côté Alpes), voire dépassaient (côté Pyrénées), les records observés pour cette période de l’année.

Fraction d’enneigement sur la partie alpine du bassin du Rhône : climatologie MODIS étendue 1991-2021 vs hivers 2002-2003, 2021-2022, 2023-2024 (sources : Gascoin et al., 2022 et Alps Snow Monitor).

Ensuite, ces accumulations ont rapidement décliné, avec une fin d’année 2021 très douce et une forte remontée de la limite pluie-neige à la fin du mois de décembre provoquant fonte et tassement de la neige jusqu’à 2000 m. La relative faiblesse des précipitations au cours du printemps (cf. carte ci-dessus) n’a pas permis l’établissement d’un manteau neigeux important, tandis que des poussières du Sahara déposées en cours de saison dans la neige, ont probablement contribué à la fonte particulièrement rapide observée au printemps.

Ce tableau général masque cependant des disparités régionales : dans les Alpes du Nord et dans les Pyrénées, l’importance du stock de neige de début de saison a permis au manteau neigeux de résister une partie du printemps. Dans les Alpes du Sud en revanche, l’enneigement tardif et déjà peu abondant en début d’hiver a conduit à des déficits majeurs de quantités de neige dès le mois de janvier, jamais rattrapés par la suite.

Ces déficits de précipitation et d’enneigement, associés aux vagues de chaleur de l’été 2022, ont eu des conséquences sur les débits des rivières en été.

Nous avons analysé les débits de 6 stations hydrométriques dans les Alpes et les Pyrénées. Entre mai et août 2022, ces débits sont inférieurs à 75% des débits observés sur cette période depuis 1970. Ce déficit d’eau est globalement très marqué dans les Alpes. Il est le plus sévère dans les Alpes du Sud comme sur l’Ubaye à Barcelonnette (voir graphique ci-contre), où le pic printanier de débit lié à la fonte nivale est en avance d’un mois, et où les débits de 2022 définissent le minimum absolu sur 6 mois de l’année (en février et mars et de mai à août). C’est donc dans les régions où le déficit d’enneigement a été le plus fort, que les déficits de débit estivaux sont aussi les plus marqués.

Débits de l’Ubaye à Barcelonnette : climatologie 1970-2024 vs années 2003, 2022, 2024 (source : Hydroportail, données pour 2024 pré-validées).

 Les débits atteints dans les Alpes en 2022 sont plus faibles que lors de la sécheresse estivale de 2003, où l’enneigement hivernal plus abondant avait atténué la sévérité des étiages estivaux dans les bassins sous influence nivale, sans pour autant garantir des débits élevés.

Les hivers à faible enneigement comme celui de 2021-2022, préfigurent les effets du changement climatique sur l’enneigement

Sa durée a déjà réduit d'environ 30 jours depuis 1970 en deçà de 2000 m d’altitude dans les Alpes. Ces effets ne seront pas sans impact sur les régimes hydrologiques : le récent projet Explore2 a montré qu’en raison d’un changement de phase des précipitations lié à l’augmentation de la température, le manteau neigeux se formera plus tardivement et fondra plus précocément. Par conséquent, la proportion de rivières avec un régime nival en France va fortement diminuer dans les prochaines décennies, avec un remplacement progressif par des régimes pluvio-nivaux voire pluviaux. De même, le retrait glaciaire entraînera une avancée dans le temps du maximum annuel de débits, ainsi qu’une diminution des débits estivaux. 

L’hiver récent 2023-2024 illustre a contrario d’autres situations extrêmes amenées à devenir plus fréquentes sous l’effet du changement climatique : les crues liées à des événements de pluie sur neige, favorisées par la douceur hivernale.

La sévérité de la sécheresse de l’été 2022, avec un manque d‘eau généralisé dans les nappes et rivières et des coupures d’alimentation en eau dans plusieurs communes ; tout comme la violence des crues de l’hiver 2023-2024 dans les Alpes, illustrent donc le besoin criant de s’adapter aux visages contrastés de l'hydrologie future de nos montagnes.