Dialogues autour du cerveau numérisé
Publié par Jean Claude Serres, le 2 avril 2016 2.9k
Je vais repartir de l’article fort bien documenté de Laurent Vercueil : L’état du cerveau post numérique. Dans cet article il est distingué une date frontière 1985. Ceux né après ont des cerveaux post numériques. Un tableau récapitulatif discerne 5 champs de numérisation du cerveau : les processus de mémorisation et remémorations : mémoire sémantique, mémoire autobiographique et mémoire procédurale, puis les processus de communication et les processus attentionnels. Cette approche bipolaire est intéressante mais reste trop simpliste à mon avis pour révéler les fractures sociales qui sont en jeux. Il est clair que dès que l’on aborde les questions de générations nous entrons dans le contexte des logiques floues.
Je vais repartir d’une autre typologie : les générations X, Y et Z. Il est distingué par année de naissance les personnes nées avant 1966 Baby boomer, la génération X née entre 66 et 76, la génération Y née entre 80 et 90, la génération Z née entre 90 et 99 et il faudrait ajouter maintenant les générations post an 2000. Cette approche par décade ne prend pas en compte le seul fait de l’évolution numérique mais bien d’autres facteurs sociologiques. L’évolution numérique a induit des effets sur d’autres dimensions sociales dont notre rapport au temps qui conditionnent à leur tour le fonctionnement cérébral. Le cerveau numérisé n’est pas seulement le fait du rapport direct aux outils numériques de traitement de l’information. D’autre part quand on se positionne sur les différentes facteurs de discernement chacun peut se retrouver pour différents pourcentages dans chacune des classes générationnelles indépendamment de sa date de naissance.
Une autre approche peut avoir sa pertinence. On peut distinguer, pour en rester à l’utilisation directe des outils numériques à différentes évolutions : avant les années 80 le langage informatique est celui de la programmation structurée. Avec l’arrivé du micro ordinateur se développe le langage orienté objet avec d’une part l’usage de la souris, des icônes et de fenêtres et d’autre part la technique de programmation (invisible des utilisateurs courants) avec les logiques d’héritage, de méthodes et de contextualité. Nous pouvons réaliser une première distinction : une évolution programmatique et une évolution des usages par rapport aux outils.
Une deuxième distinction d’ordre cognitive provient de l’utilisation des outils bureautiques et du conditionnement cognitif qui s’ensuit : logique de traitement quasi simultanée des tableurs (le tableau est matrice de calculettes en parallèles) logique de pensée en mode plan avec les traitements de textes (gestionnaire d’idées) et enfin la visualisation par scénario de présentation avec les PowerPoint. Un dernier point est celui de l’invariance fonctionnelle 40% des commandes sont commun aux trois outils de base, le mode plan est disponible dans les trois outils.
Une troisième distinction cognitive provient de l’usage du mail, de l’internet et de la confrontation à la complexité d’abondance informationnelle. Comment trier, traiter, classer et maintenir une base d’information en perpétuelle extension (textes puis photos puis vidéos)
Une quatrième distinction concerne la nature de la communication multiplicité des supports, interaction des supports avec les liens hypertextes, perte du sens de la chronologie et de la source, du référencement communicationnel.
Une cinquième distinction provient des modalités de communication en termes de rapidité, de contenu et de langage (twitter, mail, sms, document joint - ex une ministre de la justice communique des poésies via twitter)
Ces différentes évolutions de comportement induisent par la diversité des modes d’utilisations et par les différentes vitesses de diffusion bien singulières une impossibilité de caractériser « l’âge cognitif » du cerveau de chaque personne par rapport à son âge physique mais bien plutôt par ses différentes pratiques. Il est courant aujourd’hui de rencontre des jeunes qui passent leur vie dans les mondes virtuels et d’autres qui ont complètement rejeté toute culture numérique à l’exception d’un usage immodéré des Smartphones pour jouer et s’occuper.
En final je distinguerai aujourd’hui quatre ruptures ou fractures sociétales :
- La rupture "multimédia" et bureautique qui va du rejet et de la peur à l’usage intensif
- La rupture "numérique" qui va de la non intégration cognitive des usages de l’internet, à la pensée programmatique et à la dynamique systémique de construction des savoirs
- La rupture "communicationnelle" de l’immédiateté et des interactions
- La rupture "cognitive" qui modifie notre façon de penser et notre rapport au monde avec des plus : les apports d’une pensée plus systémiques et connexionniste et des moins comme la perte de la capacité d’orientation avec l’usage du GPS, avec davantage de mémoires externes plus riches, plus fiable, plus procédurales et avec une capacité d’apprentissage exponentielle à très faible coût. Enfin la rupture cognitive induit l’évolution de nos facultés attentionnelles et intuitives.
Les très rapides mutations des technologies numériques et la dispersion des avancées et des pratiques liées au développement des techno-sciences font que les personnes traversent multiples mutations. Par exemple l’apparition du logiciel Prezi vient concurrencer la logique de présentation avec un PowerPoint grâce à une approche par zoom type Google Earth.
Nous
sommes très nombreux à être devenu des hybrides, à géométrie variable suivant
nos attirances, hybride de mondes et de pratiques d’avant et de mondes et de
pratiques d’après comme dessiner à la planche puis utiliser la CAO.