Le Capitalisme de l'Attention. Entre l'éveil et la conscience, l'attention si convoitée...
Publié par Laurent Vercueil, le 11 mars 2016 5.7k
Notre attention est l'objet de toutes les convoitises. Nous possédons un bien précieux, et nous en avons à peine conscience. Nous la dilapidons, nous l'asservissons aux stimulations les plus grossières, nous ne savons pas que nous gâchons un capital qui pourrait être investi avec plus de discernement.
La célèbre citation du dirigeant d'une grande chaîne de télévision, qui assumait vendre à ses annonceurs du temps de cerveau disponible, est incomplète. Ce qu'il vend, assurément, c'est de l'attention. C'est une certaine quantité d'attention. Ce filtre dont nous disposons et qui est le responsable de l'impact de nos expériences sur notre conscience, notre mémoire, nos besoins et nos envies.
Dans le Monde des Livres de ce Vendredi, le philosophe et motard, Mathew Crawford, souligne l'emprise du monde actuel sur nos facultés attentionnelles : "Pour ma part, il suffit que le téléviseur soit en vue pour que je n'arrive plus à détacher mes yeux de l'écran" (1). Il faut lire et relire le formidable et tonitruant et particulièrement bien référencé livre de Michel Desmurget, "TV lobotomie" (2) pour réaliser les dommages de cette inflation attentionnelle, particulièrement envers les cerveaux vulnérables, tels ceux des enfants.
La confusion entre l'éveil (la vigilance), l'attention et la conscience, n'est pas rare. Dans un cours que je fais aux étudiants en médecine, je fais se superposer les trois fonctions cérébrales sur un schéma, de façon à bien faire comprendre, à la fois, leur étroite intrication et interdépendance, mais également, leurs caractéristiques distinctives.
L'éveil (la vigilance) est une propriété largement partagée au sein du monde vivant. Elle est essentiellement appréciée sur le niveau de réactivité : plus on est éveillé (vigilant), plus rapidement on peut réagir à une stimulation, à une information. Lorsqu'on sombre dans le sommeil, cette réactivité diminue, pour devenir très faible (mais toujours présente) dans le sommeil lent le plus profond. Dans le domaine de la pathologie, le coma est un trouble majeur de l'éveil, avec l'absence de réactivité, qui peut être documentée à l'aide d'échelles cliniques ou par des moyens neurophysiologiques.
L'éveil peut être figuré* comme un curseur qui se déplace sur une réglette, fixant un niveau de réactivité, en fonction des conditions locales (je suis en sécurité, je peux me permettre de lever le pied) et de la pression de sommeil (je n'ai pas dormi depuis longtemps, je suis vanné). Les mécanismes cérébraux en sont bien connus, pour ne pas alourdir le propos ici, je ne vais pas m'étendre dessus.
Mais ce qui nous intéresse particulièrement, c'est que le niveau d'éveil donne accès à des ressources attentionnelles. Plus je suis éveillé, plus je dispose d'un stock énergétique, me permettant de distribuer mon attention. Soit en la focalisant, en la soutenant sur un point très particulier, soit en la partageant, exécutant plusieurs tâches simultanément. Sur le schéma ci-dessous, je figure* ces ressources comme des bidons d'essence, témoignant de l'énergie attentionnelle que je peux me permettre d'allouer aux tâches qui se présentent. Il est nécessaire de disposer d'un minimum d'éveil, pour mobiliser un minimum d'attention.
Disposer ne signifie pas automatiquement utiliser. Le stock énergétique est disponible, il est là, c'est un Capital. Nous pouvons l'investir avec soin, avec parcimonie, et à bon escient. Ou pas. Ce qui mobilise le capital est lié à l'environnement (OUPS, un ours vient de rentrer dans mon bureau, je dois interrompre la rédaction de ce billet), ou sous la dépendance de motivateurs externes (pas grave, je vais être payé très cher pour cet article) ou internes (pas grave, le sujet de l'attention m'intéresse plus que le plantigrade). Ce qui est certain, c'est que ce Capital est l'objet de toute les convoitises. Les techniques du "Pop Up", du surgissements inopinés (de la sonnerie du SMS, à la fenêtre qui s'ouvre dans l'ordinateur) sont les envahissants dictateurs qui asservissent notre attention (je sors mon portable et je regarde sur le champs le SMS que je viens de recevoir...).
Sur notre schéma, la Conscience a un statut un peu différent. Si l'on admet qu'il n'est de conscience que ce dont on peut faire preuve de sa "rapportabilité" (par exemple, verbale : "je suis conscient de....", mais pas uniquement), elle nécessite la mobilisation d'un minimum d'attention. A la différence de l'éveil et de l'attention, elle n'est pas quantitative, quantifiable, mais qualitative. On est conscient ou pas. Il s'agit donc d'une plage, recouvrant les ressources attentionnelles, et qui donne une certaine qualité à l'expérience vécue, qui est "d'être consciente". Il existe d'autres expériences (la majorité) qui sont tout autant vécues mais inconsciemment, non pas nécessairement parce qu'on était dans le coma, mais parce que l'attention n'y était pas.
Ce qui se trouve à l'intérieur du triangle inversé, représente l'expérience consciente.
Sans être allé dans les détails des mécanismes cérébraux (3), on voit bien comment éveil, attention et conscience sont étroitement reliés. L'éveil produit un capital énergétique qui donne accès à la conscience. Notre éveil dépend de facteurs sur lesquels nous avons peu la main. La conscience est passive, elle ne se décide pas. Mais notre capital attentionnel nous appartient. et c'est lui que tout le monde s'arrache. Restons vigilant ! Nous avons la main sur un trésor.
>> Ressources :
(1) Attention retenue. Le Monde Vendredi 11 mars 2016. Article et entretien de Julie Clarini
(2) TV lobotomie. Michel Desmurgets. sorti en 2015 en poche aux éditions JAILU.
(3) On peut recommander, sur ce sujet, les deux ouvrages de Jean-Philippe Lachaux, publiés chez Odile Jacob. Outre d'être le spécialiste mondial de la question, l'auteur a l'avantage d'être le plus délicieux des hommes.