Marie-Christine Bordeaux : "pas de culture scientifique sans dimension réflexive et critique"

Publié par Florent Lacaille Albiges, le 14 janvier 2013   2.4k

Marie-Christine Bordeaux est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, chargée de la culture et de la culture scientifique pour le PRES Université de Grenoble. Elle revient  sur la place de la culture scientifique et technique dans le paysage culturel.

Quel est votre lien avec la culture scientifique et technique ?

Je suis maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, responsable du master de communication scientifique et technique de l’Université Stendhal à Grenoble, un master dans lequel nous avons choisi de ne pas rester centrés sur la culture et la médiation scientifiques puisque nous l’avons ouvert à la communication scientifique. Je suis également chargée de mission auprès du PRES Université de Grenoble pour la culture et pour la culture scientifique. Malgré ma formation littéraire et mon passé professionnel dans la culture, j’ai toujours eu une grande curiosité pour la culture scientifique et technique.

Quelle est la place de la culture scientifique dans la culture ?

La culture et la culture scientifique et technique sont des domaines assez étanches, notamment à cause des parcours de formation initiales. Peu d’artistes ont une formation scientifique et peu de scientifiques ont fait des études d’art, à part dans la musique. La culture scientifique et technique est toujours dans un statut institutionnel ambigu, entre éducation nationale, recherche et culture. À cela, il faut ajouter que les études scientifiques en France sont conçues comme un bachotage intensif et il est donc rare que l’imagination et la créativité soient sollicitées dans l’apprentissage des sciences. Mais les choses commencent à changer puisque des services culturels d’universités travaillent à l’interface des mondes artistiques et scientifiques, comme par exemple à l’INSA de Lyon.

Une des fractures entre science et culture qui est rarement soulignée vient de l’école. Les formes contemporaines de l’art font de plus en plus appel aux sciences humaines et sociales. Or, jusqu’au baccalauréat, les élèves ne sont pas formés – ou très peu – aux sciences humaines et sociales – sociologie, communication, philosophie, etc. – alors qu’ils apprennent les mathématiques, la physique ou la biologie. Les jeunes ne peuvent donc pas se projeter dans ces activités, construire un imaginaire des métiers de l’art et de la culture, alors qu’ils y sont largement incités pour les formations et les métiers scientifiques.

Que recouvre le terme « culture scientifique et technique » ?

La culture scientifique – c’est à dire l’action culturelle dans le domaine des sciences et des techniques – a deux origines. D’une part, la vulgarisation, qu’on peut définir comme la diffusion de la science par ceux qui font la science, est une tradition ancienne comportant une dimension politique (1). D’autre part, elle est accompagnée par l’éducation populaire, une tradition plus militante d’accès aux savoirs par des méthodes d’éducation non formelle (2). Les actions menées dans le cadre de l’éducation populaire ne sont pas réalisées par des spécialistes, elles sont même caractérisées par une certaine extériorité par rapport au monde de la science. Cette deuxième tradition est à l’origine des centres de culture scientifique, technique et industrielle (CCSTI).

La culture scientifique se rapporte également à trois autres types d’actions. Cette notion est parfois employée pour qualifier les débats publics sur des questions scientifiques : dans ce cas, il s’agit plus d’un moyen que d’un objectif. Le terme de culture scientifique est aussi employé pour décrire les stratégies éducatives mises en œuvre pour parer à la chute des vocations scientifiques chez les jeunes. Dans les discours politiques, on assigne aux CCSTI un rôle dans l’éveil des vocations scientifiques, mais je considère que c’est limiter leur rôle. Enfin, la culture scientifique concerne également les sciences citoyennes et la démarche de co-construction de la science qui y est développée (comme dans l’astronomie amateur ou certains programmes liés aux sciences naturelles). Pour moi, il n’y a pas de culture scientifique sans dimension réflexive et critique.

Quels sont les changements notables dans ce milieu en 2012 ?

Depuis la crise financière, les collectivités territoriales ont des budgets plus serrés, souvent diminués et risquent donc de financer de moins en moins les structures et les réseaux de culture scientifique. C’est un changement subi plus que souhaité par les collectivités, mais qui fragilise ce réseau. Il y a également des changements volontaires, comme la réorganisation de la culture scientifique en France autour d’Universcience, avec tous les risques d’une recentralisation possible du pilotage des CCSTI.

Un autre changement observable, même s’il est moins important, vient du discours qui lie art et science. Le problème c’est que dans le domaine artistique il n’y a pas de véritable place pour le médiateur. Dans « l’idéologie » de la culture, l’artiste est son propre médiateur. On lui confie donc souvent le rôle de mettre la science en public, alors que c’est le rôle des médiateurs (scénographes, commissaires d’exposition …). Dans le cas des projets « arts et sciences », la médiation est évacuée, l’artiste et le scientifique ayant leur propre façon de concevoir et de mettre en œuvre leur relation avec le social. Pour moi, il y a pourtant la place pour une médiation qui permette la connaissance critique.

>> Notes :

  • Comme l’ont bien montré les travaux de Baudouin Jurdant
  • Voir à ce sujet les travaux de Daniel Jacobi

>> Illustrations : El Bibliomata (Flickr, licence cc), museedesconfluences (Flickr, ©), Ars Electronica Center (Flickr, licence cc)

>> Source : article initialement publié sur le Knowtex blog, le 13 août 2012 dans le cadre d'une série sur la culture scientifique