Le paradigme économique des Tiers Lieux
Publié par Raphaël Besson, le 1 août 2014 14k
Lauréat d’un appel à projet de la Chaire Innovation Industrielle de Grenoble-INP, Raphaël Besson nous décrit l’état de ses recherches sur le paradigme économique des Tiers Lieux.
Les Tiers Lieux se développent essentiellement au cœur des villes et recouvrent des réalités multiples comme des coworking spaces, des Living Labs ou des Fab Labs. D’un point de vue théorique, les Tiers Lieux constituent des supports privilégiés de production et de valorisation d’innovations grâce à leur capacité à articuler les trois dimensions essentielles de l’innovation (spatiale, sociétale et productive), des dimensions a priori non directement marchandes ou monétaires. En cela, les Tiers Lieux préfigurent l’émergence d’un nouveau paradigme économique et remettent en cause une conception du marché associée à l’idée d’une sphère « hors sol » et autonome où s’établiraient uniquement des comportements calculateurs, impersonnels et égoïstes.
Pour illustrer notre hypothèse, nous nous appuyons sur un ensemble de Tiers Lieux que nous étudions actuellement en France et en Espagne dont le Medialab Prado à Madrid et FabCity, un projet du Fab Lab de Barcelone. Nous décrivons ci-après l’encastrement social des Tiers Lieux, où des principes comme l’innovation ouverte, l’open source, la gratuité, la co-production ou encore le développement de productions socialement utiles jouent un rôle déterminant dans les dynamiques d’innovations. Nous analysons ensuite l’encastrement spatial des Tiers Lieux, qui se développent essentiellement au cœur des villes, bénéficiant ainsi d’un ensemble d’externalités urbaines essentielles aux processus de connaissances nouvelles.
Le Media Lab Prado, Madrid
De l'encastrement socio-spatial des Tiers Lieux
Un système économique régi par les principes de l’innovation ouverte et ascendante
Loin de se réduire aux relations entre acheteurs et vendeurs, les phénomènes marchands observables au sein des Tiers Lieux mettent aux prises des acteurs multiples, porteurs d'intérêts particuliers : les scientifiques, les chercheurs, les industriels, les investisseurs, les créateurs et surtout le grand public. Dans ce système d’innovation ouvert (Eric Von Hippel, 1976), les utilisateurs n’apparaissent plus comme de simples « consommateurs passifs » ou « bêta-testeurs » des technologies innovantes. Ils sont, bien au contraire, placés au cœur du système d’innovation, que ce soit en aval (co-production des innovations), ou en amont (test et évaluation des innovations). Cette approche a pour point de départ le constat suivant : c’est l’usage du produit ou du service qui en fait la valeur et cet usage n’est pas totalement prévisible. L’implication des utilisateurs dans les processus d’innovations doit permettre d’élargir le périmètre des regards, pour in fine, générer des innovations plus riches et originales.
Un système économique régi par des communautés fonctionnant sur les principes de co-production, de partage, d’open source et de gratuité
Dans la conception libérale, deux institutions sont essentielles à l’existence et au fonctionnement du marché : les droits de propriété (y compris intellectuels) et la monnaie. L’échange marchand ne semble possible que si les biens ou services qui en font l’objet ont des propriétaires bien établis, lesquels peuvent alors en disposer à leur convenance et en transférer la propriété lors d’une transaction sur les marchés. Les situations où il s’agit de « faire confiance » s’articulent donc mal avec les modèles économiques classiques (Le Velly, 2012).
Or il est frappant de constater que les phénomènes marchands au sein des Tiers Lieux sont organisés par des communautés fonctionnant sur les principes de co-production, de partage, de don, de gratuité ou encore de réciprocité. Les Living Labs et les Fab Labs sont des lieux de remise en cause de la propriété intellectuelle classique et de promotion soit du « libre », soit de l’open source. Certes, ils n’évacuent pas la question de la monétisation des échanges, mais la déplacent vers des modalités indirectes ou différées. Ces nouveaux modes d’échanges sont essentiels puisqu’ils facilitent la mobilisation rapide de communautés d’utilisateurs, les échanges d’informations tacites et les relations de confiance. C’est ici un aspect fondamental, dans la mesure où la production d’innovations nécessite plus qu’un échange froid d’informations. Elle est aussi un échange de connaissances tacites et non codifiables, de goûts, d’affects voire d’émotions.
Le programme d’auto-construction libre et gratuit WikiHouse
Un paradigme économique orienté vers le développement de productions socialement utiles
Du point de vue des productions développées au sein des Tiers Lieux, on est loin de l’idée selon laquelle l’économie serait essentiellement régulée par des intérêts impersonnels, égoïstes et individuels. Les technologies sont ici systématiquement détournées au regard de finalités sociales, culturelles, urbaines ou écologiques. Sont tour à tour évoqués des objectifs très hétérogènes : « faire soi-même » (« Do it Yourself »), « créer du lien social », « mieux satisfaire les besoins qui s’expriment dans la société », « renforcer l’égalité des chances dans l’accès aux sciences et techniques », « augmenter la qualité des produits, services et technologies », « produire de manière durable et responsable », etc. À travers ces objectifs ambitieux, il s’agit d’identifier des problématiques mobilisatrices, afin d’impliquer le plus grand nombre d’acteurs et de favoriser les initiatives ascendantes.
Atelier de production collaborative sur l’apiculture, Media Lab Prado, Madrid
Une conception collaborative et horizontale du travail
Les Tiers Lieux transforment les conceptions hiérarchiques et pyramidales du travail. Ce qui est attendu du travailleur, réside moins dans sa force de travail ou son expertise « objective », que sur son intelligence, sa créativité, sa « force-invention » (Negri, 2008), toute une dimension subjective et extra-économique autrefois reléguée exclusivement au domaine personnel. Le travail se conçoit désormais en réseau, par une agrégation ponctuelle de compétences se formant et se reformant selon les projets. Des temps de travail collaboratifs sont ainsi imaginés à travers l’organisation de workshops (ateliers), d’hackatons ou de barcamps. Ils permettent de réduire les inhibitions liées à une structure hiérarchique de travail, les différences sociales, favorisant ainsi les rencontres informelles et les dynamiques d’innovation.
Vidéo (en espagnol) réalisée en 2010 pour l'ouverture de l'Impact Hub à Madrid
De l’encastrement urbain des Tiers Lieux
Loin d’être une sphère autonome, valable en tout temps et en tout lieu, le système économique des Tiers Lieux est encastré spatialement. Les espaces de coworking, les Living Labs et Fab Labs se développent essentiellement en milieu urbain, dans des espaces souvent conviviaux, mixtes et accessibles. Les Tiers Lieux bénéficient ainsi d’un ensemble d’externalités urbaines : concentration d’une grande diversité d’acteurs (entreprises, universités, centres de recherche et de transfert de technologies, créatifs, artistes, associations etc.) ; stimulation des interactions sociales favorisant les associations inédites et les rencontres imprévues essentielles aux dynamiques créatives. Les villes proposent par ailleurs un ensemble d’aménités urbaines qui permettent d’attirer et de stimuler la « classe créative », chère à Richard Florida. Les créatifs peuvent ainsi travailler, se restaurer, se cultiver, flâner et se distraire. Enfin, les espaces publics des villes constituent en eux mêmes des supports privilégiés d’expérimentation et de mise en scène des innovations produites au sein des Tiers Lieux.
Localisation des Systèmes Urbains Cognitifs à travers le monde, Raphaël Besson
Les Tiers Lieux, un paradigme économique
La représentation classique du marché comme une sphère autonome, débarrassée des contraintes sociales, culturelles et spatiales, devrait logiquement nous conduire à analyser les Tiers Lieux comme des espaces « hors marché », voire même comme des lieux se construisant en opposition au marché. Or nous faisons l’hypothèse que les Tiers Lieux constituent un paradigme marchand à part entière, dont les contours théoriques et empiriques méritent d’être précisés.
Certes, les modes de coopération économiques au sein des Tiers Lieux sont complexes et construits sur des logiques en apparence contradictoires : intérêt et désintéressement ; confiance et opportunisme ; alliance et domination ; esprit de partage et marchandisation : logiques monétaires et non monétaires ; motivations sociales, culturelles et économiques etc. Les échanges sont souvent fondés sur des logiques de dons, de trocs et de réciprocité, des univers a priori éloignés d’une conception du marché comme le lieu du comportement individuel, rationnel et calculateur.
Or à l’instar de Ronan Le Velly, nous considérons qu’ « il n’y a pas lieu de définir le don par des logiques de solidarité ou de construction de lien, et le marché par des logiques de compétition et d’enrichissement personnel » (Le Velly, 2012). L’intérêt égoïste et matériel n’est pas le seul facteur de motivation des agents économiques. Inversement, les anthropologues comme Marcel Mauss, Bronisław Malinowski ou Karl Polanyi ont depuis longtemps démontré que les échanges fondés sur le don et la réciprocité induisaient des logiques de hiérarchisation et de domination. Plus intéressant encore, un certain nombre d’auteurs contemporains s’attachent à démontrer que les modes de coopération économique construits sur le don, l’échange d’informations tacites et la confiance (Laurent, 2012), sont essentiels au fonctionnement de économies de la connaissance. Citons par exemple Michel Ferrary, qui a interprété la réussite économique de la Silicon Valley, à travers les échanges d’informations personnelles et les relations de confiance établies entre universitaires, entreprises et investisseurs (Ferrary, 2001). Les dynamiques d’innovation collaborative relèvent en réalité d’une « profonde logique économique » (Rapport Internet et Entreprise de 2004).
On comprend ici que les nouveaux mécanismes de création de valeur du capitalisme cognitif (fondés sur la production et la marchandisation des connaissances), induisent de la part des agents é conomiques un comportement habile, qui ne soit pas directement ou explicitement marchand. C’est là tout l’enjeu de notre hypothèse et de notre souhait d’expliciter l’imbrication des Tiers Lieux dans les processus marchands. Celle-ci est indirecte, diffuse et différée et procède par hybridation de logiques multiples, qu’elles soient sociales, économiques, intéressées ou altruistes.
Concert de Hyperpotamus au MediaLab Prado, à Madrid
Méthodologie de la recherche
Pour tester notre hypothèse, notre travail reposera sur un croisement de données quantitatives et qualitatives et sera guidé par les principes de l’observation participante. Cette recherche impliquera une immersion de plusieurs mois au sein de Tiers Lieux comme le Media Lab Prado et le Fab Lab de Barcelone. Nous décrierons ainsi le fonctionnement et la viabilité du système économique des Tiers Lieux, à travers les trois orientations suivantes :
- L’encastrement social et spatial des Tiers Lieux et les externalités positives induites. Dans quelle mesure les Tiers Lieux stimulent les rencontres entre des acteurs hétérogènes (artistes, industriels, chercheurs, habitants) ? Les Tiers Lieux permettent-ils de favoriser les relations de confiance et l’échange de connaissances tacites ? Dans quelle mesure les Tiers Lieux facilitent-ils la mobilisation de communautés d’utilisateurs, disposés à co-produire, tester, évaluer, voir même co-financer un certain nombre d’innovations ?
- La spécificité des innovations ainsi produites et les processus de création de valeur induits. Ces innovations sont-elle facilement valorisables sur les marchés ? Par quels acteurs sont elles valorisées ? S’agit-il d’innovations à très forte valeur ajoutée ? Ces innovations participent-elles d’un développement plus écologique des villes, d’une plus grande cohésion sociale, d’un plus grand « bien-être » des habitants ?
- Les controverses et des dilemmes induits par le paradigme économique des Tiers Lieux. Comment valoriser des innovations dès lors qu’elles ont été co-produites sur le mode du partage et de l’open source ? Quelles sont les problématiques induites en termes de propriété intellectuelle ? Les Tiers Lieux ne se résument-ils pas à un mécanisme de prédation et de captation de ressources cognitives gratuites, avec un processus de socialisation de la production des connaissances d’une part et de privatisation des gains associés d’autre part ? Quels sont au fond les dilemmes induits par le processus de marchandisation des connaissances ?
>> Bibliographie :
- Ferrary M. (2001), « Pour une théorie de l’échange dans les réseaux sociaux. Un essai sur le don dans les réseaux industriels de la Silicon Valley », Cahiers internationaux de sociologie.
- Laurent E. (2012), Economie de la confiance. Paris : Editions La Découverte.
- Le Velly, R. (2012), Sociologie du marché, Editions La Découverte, Paris
- Negri T. (2008), La démocratie contre la rente, in Multitudes, n° 32, Paris : Editions Amsterdam, pp.127-134
- Von Hippel E. (1976), The dominant role of users in the scientific instrument innovation process. Research Policy, 5(3), 212-239.
>> Du même auteur, lire aussi :
- Les Tiers-Lieux, une notion à expérimenter et co-construire
- Tiers Lieux et fabrique des villes contemporaines
- Experimenta 2013 : du salon au Living Lab Arts Sciences Technologies
- Portée et limites d’une démarche d’innovation ouverte
>> Crédits : MediaLab Prado, MediaLab Prado, MediaLab Prado, WikiHouse, MediaLab Prado, Raphaël Besson, MediaLab Prado