Jean-Pierre Andrevon : "le mythe du dernier homme m’a toujours passionné"
Publié par Marion Sabourdy, le 3 février 2014 4.6k
Rencontre avec Jean-Pierre Andrevon, auteur grenoblois engagé, qui a marqué la science-fiction française avec ses récits d’un monde enfin débarrassé de l’être humain.
Plantée sur le piémont de la Chartreuse, l’ancienne maison de l’alpiniste Lionel Terray, « conquérant de l’inutile » comme il se surnommait, domine les immeubles du quartier Saint-Laurent. Elle est aujourd’hui occupée par Jean-Pierre Andrevon, explorateur d’un autre genre. Aux montagnes du premier, l’auteur de science-fiction qui lui a succédé pourrait comparer la pile impressionnante de ses 162 ouvrages (1). Et tous deux auraient d’ailleurs pu s’accorder sur une chose : leur amour de la nature et des espaces sauvages.
Mais Jean-Pierre Andrevon n’écrit pas seulement. Il peint (2) et compose des chansons à la guitare, dans un salon où l’on trouve pêle-mêle des rayonnages impressionnants de livres et de bande-dessinées, les classeurs qui renferment de nombreuses histoires inachevées et des synopsis en grand nombre, un Mac qu’il a mis longtemps à savoir utiliser, un crâne d’humain ( !) ou encore un beau chat noir « le gardien des lieux ». Et derrière ses fenêtres, des mésanges « et parfois des écureuils », comme un hommage à sa nouvelle et son livre Le Monde enfin, où la Terre est peu à peu débarrassée des humains. Rencontre avec un auteur engagé, qui n’a cessé d’écrire depuis son premier roman, Les hommes-machines contre Gandahar, en 1969.
Vous êtes né à Jallieu, en Isère et vivez depuis à Grenoble. Que représentent ces lieux pour vous, en tant qu’artiste ?
J’ai maintes fois sillonné la région à vélo et en voiture. Je garde ces paysages en tête, j’ai mes quartiers emblématiques et mes monuments préférés, comme la tour Perret [ndlr : lire notamment son article « Le Vercors, toujours » dans l’Alpe n°43]. Quand je peins, je me mets dans une obligation de réalisme et me sers de mes souvenirs pour imaginer Grenoble débarrassée de l’homme. J’ai d’ailleurs fait coïncider ma peinture et mes récits qui concernent la fin du monde, par exemple en représentant la maison Terray sous les eaux, sous la neige et dans le sable. Il ne manque qu’une peinture de la maison envahie de végétation tropicale et j’en aurai fini avec les quatre « saisons » !
Au fait, pourquoi avoir choisi la science-fiction ?
Nous vivons dans un monde régulé par la science, que ça soit en biologie, en informatique, dans le nucléaire... La science-fiction est pour moi la littérature qui décrit le mieux notre monde tout en se projetant vers le futur. Qu’est-ce que notre vie sinon une projection vers le futur ? D’ailleurs, beaucoup d’auteurs de SF américains sont des scientifiques, comme Isaac Asimov, professeur de biochimie ou Arthur C. Clarke, qui a participé à la création du radar, et bien sûr beaucoup de scientifiques en lisent. Même si ces derniers n’évoquent pas souvent le fait qu’ils ont été inspirés par des auteurs de science-fiction… et inversement ! La SF n’apporte pas forcément de réponse mais elle surfe sur cet imaginaire, sans limites.
Et pourquoi pas de la fantasy ?
Pour moi, la fantasy, c’est de la « lâcheté ». Les auteurs recréent des mondes imaginaires en se basant sur les mythes et légendes pour échapper à ce qui leur paraît noir. Ils zappent le futur qui nous attend et qui est tellement effrayant. Dans son introduction à l’intégrale de ses nouvelles, très récemment éditée en France, Arthur C. Clarke, cet immense auteur de SF, que j’ai eu le plaisir de rencontrer, propose cette définition de la SF et de la fantasy : « la SF est quelque chose qui pourrait se produire et dont, la plupart du temps, vous n’auriez pas envie. La fantasy est quelque chose qui ne pourrait pas se produire alors que vous aimeriez souvent que ça arrive ».
Avez-vous déjà visité des laboratoires grenoblois pour vous inspirer ?
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de visiter la pile Siloé du Polygone scientifique, même si ça ne m’a pas beaucoup servi. J’ai très peu abordé les sciences dures ou bien la biologie, la génétique et le clonage dans mon œuvre, sauf par exemple pour un de mes textes sur un voyage spatial si long qu’il nécessitait d’avoir recourt à la cryogénie. Beaucoup d’auteurs de SF suivent les avancées des sciences, d’autres explorent les mondes virtuels, comme William Gibson. Pour ma part, ça m’intéresse peu, parce que je dois bien avouer ne pas y comprendre grand chose. Pour moi ça touche plutôt au fantastique… Je préfère m’intéresser aux sciences humaines, comme pas mal d’auteurs français. Contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, la SF est une littérature réaliste, qui s’appuie sur le présent.
En France, René Barjavel m’a beaucoup influencé. Il a écrit sur l’écologie, la méfiance envers les technologies destructrices. Malheureusement, son livre Ravage ayant été écrit pendant la guerre, il a été assimilé au discours de « retour à la terre » de Pétain... J’aime beaucoup Stefan Wul également. Aux Etats-Unis, Robert Silverberg est un des auteurs qui a ma préférence car il s’occupe du proche futur avec une approche humaniste et écologique. Il essaie de rester humain en n’ignorant pas les avancées de la science. J’apprécie également Philip José Farmer, avec Le Monde du fleuve où toute l’humanité renaît après un cataclysme sur le bord d’un immense fleuve, ou encore Ursula K. Le Guin, impressionnante dans Le Nom du monde est forêt.
A l’image des exemples que vous venez de donner, vos œuvres évoquent souvent la fin du monde…
On écrit sur ce qui nous motive, sur ce qui nous effraie aussi, et pour ma part, c’est plutôt l’avenir très proche de notre pauvre planète Terre, sous l’angle de la dégradation de l’environnement, de la pollution, de l’effet de serre. Vous savez, ce n’est pas une posture. Je suis vraiment pour l’extinction de l’humanité… La nature saccagée est une douleur permanente et je me suis préoccupé d’écologie dès le début des années 1970, en participant notamment à la première revue du genre en France : La Gueule ouverte.
La science-fiction imagine bien souvent le futur pour envisager des temps pas particulièrement radieux. Sous le récit, il y a forcément un message, depuis Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, puis 1984, de George Orwell, inspiré par ses visites en URSS. J’ai également en tête Marée montante, de Marion Zimmer Bradley, un des tous premiers textes qui n’est pas spécifiquement pour le progrès, tout comme les textes de Ray Bradbury. A partir des années 1970, avec la prise de conscience des périls écologiques, notamment grâce aux travaux de René Dubos et de Jacques-Yves Cousteau, la SF s’est tournée vers la contestation de la « société du béton ». Actuellement, beaucoup d’auteurs français restent sur les brisées de 1968, comme Ayerdhal ou Pierre Bordage, et écrivent sur l’horreur future.
Parmi tous vos ouvrages, lequel conseilleriez-vous aux lecteurs ?
Le Monde enfin est sans doute le livre qui me caractérise le mieux car j’y ai regroupé des nouvelles datant de toute ma carrière. Depuis le début, je n’ai pas changé d’avis ni de mode d’écriture. J’explore toutes les facettes du monde qui s’éteint, de manière douce, sans cataclysme. Rien n’est plus beau qu’une ville croulante avec des arbres qui poussent dans des immeubles défoncés. Le mythe du dernier homme m’a toujours passionné. C’est un vieux fantasme d’être seul, en paix, dans une nature peu polluée, caressant un tigre ou un éléphant.
De quelle base partez-vous pour écrire ?
Les idées arrivent sans que je sache trop comment. Elles dérivent d’un livre, d’un film, d’un début de rêve ou des actualités. En fait, elles viennent de partout mais le problème c’est d’en faire quelque chose ! Dès que j’ai l’embryon d’une idée, je la note, même si beaucoup ne deviendront jamais rien. J’ai beaucoup plus de nouvelles ou de livres à écrire que de publiés ! Parfois, je pioche dans cette liste quand on me demande une nouvelle pour un recueil. Récemment, un jeune anthologiste m’a demandé une nouvelle sur l’Antiquité sous l’angle de la SF, pour un recueil à paraître chez Rivière blanche. J’ai pensé à un sportif de haut niveau du futur, qui est projeté dans le passé pour se battre dans les arènes. A partir de cette liste, j’ai également proposé Soixante-six synopsis aux personnes qui voudraient s’en emparer.
Adaptation du premier roman de Jean-Pierre Andrevon, Les Hommes-machines contre Gandahar, par René Laloux
On peut retrouver certaines de vos nouvelles dans le récent Demain le monde. Qu’est-ce qui vous plait dans ce format ?
Le format de la nouvelle est très favorable à la SF car il évite de s’étaler en grandes descriptions. Tous les auteurs américains ont débuté par des nouvelles dans les pulps ou les magazines plus conséquents comme Galaxy ou The Magazine of Fantasy & Science Fiction. Je suis effaré qu’on ne trouve presque plus que des romans de 400 pages ! Moi-même je n’y échappe pas avec mon dernier roman, La Maison qui glissait, qui fait plus de 500 pages. Cette inflation est sans doute due à l’écriture sur l’ordinateur…
Qu’écrivez-vous en ce moment ?
Je travaille sur un roman pour le Bélial’, mon éditeur principal, dont le scénario complet a été écrit il y a une quinzaine d’années, au sujet d’un personnage que j’ai déjà employé, un « empathe », sorte d’enquêteur du paranormal formé dans un ashram en Inde, capable de recevoir les émotions des gens. J’ai également en projet avec le même éditeur l’intégrale de mes histoires sur Gandahar, soit six romans et 5 nouvelles, que complétera un 7ème roman qui bouclerait le cycle !
Vous êtes l’auteur de la toute nouvelle – et imposante - Encyclopédie du cinéma fantastique et de science-fiction (1090 pages, 4,6 kg). Comment l’avez-vous composée ?
Je l’ai composée au quotidien sur un peu plus d’une décennie, pas à plein temps bien sûr. Dès mes études, j’ai essayé de voir tous les films fantastiques ou de science-fiction qui sortaient et j’ai écrit des critiques de films dans des revues locales puis dans l’Ecran fantastique, où j’écris toujours. Je me suis trouvé avec un stock considérable de critiques, que je ne souhaitais pas laisser perdre. J’ai tout retapé, mis en ordre, j’ai ajouté des notices sur des auteurs, des genres ou sous-genres. En fait, j’ai effectué ce travail de manière libre, sans forcément savoir où j’allais puis j’ai rencontré un éditeur [ndlr : Rouge Profond]. Et voilà ! Je la présenterai à l’Institut Lumière, à Lyon puis à la Cinémathèque française, à Paris.
>> Notes :
- Retrouvez une bibliographie avec les couvertures des romans sur le site des Imaginales
- En 2010, la Casemate a exposé ses peintures dans l’exposition « Grenoble 2210 ». Retrouvez un aperçu sur son site.
>> Pour aller plus loin :
- Jean-Pierre Andrevon dédicace à la galerie Nunc le vendredi 14 février à 18h00
- « Repères dans l'infini, entretien avec Jean-Pierre Andrevon » par Richard Comballot sur le site du Bélial’ : partie 1, partie 2, partie 3 et partie 4 (novembre 2013)
- Ecouter la lecture de son récit « Goûter, savourer, en reprendre » (pour auditeurs avertis) par Utopod
- Une autre interview fleuve de Marc Bailly sur le site Phénix-Web (janvier 2007)
- Une émission radio en trois parties par Salle 101 (janvier 2006)
- Une interview sur le site ActuSF au sujet de l’adaptation en BD de son livre Le Travail du furet en Bande dessinée ?
- Extrait de son interview par Alain Schlockoff, parue dans L'Ecran Fantastique n°88 à l'occasion de la sortie du film Gandahar (mars 1988)
>> Illustrations : photo de Une et peintures de Jean-Pierre Andrevon